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19ème dimanche du temps ordinaire – 9 août 2020

Les personnages bibliques que nous présentent les textes de ce dimanche ont en commun de se trouver face à des moments difficiles de leur vie, à des interrogations et des doutes. Membres d’un peuple de croyants, ils sont déroutés car les pensées et les chemins de Dieu les surprennent ou semblent contrarier leurs projets. Ils traversent les nuits de la perte de confiance, du découragement. Pourfendeur d’idoles et d’idolâtres, Élie avait accompli des actions extraordinaires, mais rencontré aussi des vents contraires. Il avait fui le roi Akab et sa femme Jézabel qui en voulaient à sa vie. Il s’était retiré au désert, demandant à Dieu de le laisser mourir : « Prends ma vie, lui avait-il dit, car je ne vaux pas mieux que mes pères » (1 R 19,4). Alors qu’il s’était réfugié dans une caverne sur la montagne de l’Horeb, c’est après les tourments de sa nuit intérieure que la parole du Seigneur lui fut adressée :

« Sors dans la montagne et tiens-toi devant le Seigneur, car il va passer. »
A l’approche du Seigneur, il y eut un ouragan, si fort et si violent
qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers,
mais le Seigneur n’était pas dans l’ouragan ;
et après l’ouragan, il y eut un tremblement de terre,
mais le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre ;
et après ce tremblement de terre, un feu, mais le Seigneur n’était pas dans ce feu,
et, après ce feu, le murmure d’une brise légère.
Aussitôt qu’il l’entendit, Élie se couvrit le visage avec son manteau,
il sortit et se tint à l’entrée de la caverne.

Dans la traversée nocturne de la grande épreuve d’Élie, il y a un temps pour la dévastation de l’ouragan, un autre pour les destructions du tremblement de terre et un autre encore pour le vide après que le feu ait tout brûlé. C’est alors que naît dans le cœur d’Élie le temps de l’apaisement. C’est alors, dans le murmure d’une brise légère, qu’une parole neuve va pouvoir être entendue par lui et une orientation inattendue lui être présentée par Dieu qui lui donnera un successeur, Elisée.

Nuit de prière solitaire pour Jésus aussi.

Aussitôt après avoir nourri la foule dans le désert,
Jésus obligea ses disciples à monter dans la barque
et à le précéder sur l’autre rive, pendant qu’il renverrait les foules.
Quand il les eut renvoyées, il se rendit dans la montagne,
à l’écart, pour prier. Le soir venu, il était là, seul.

Le comportement de Jésus semble exprimer le besoin de prendre du recul après avoir nourri la foule. Il entend l’appel de Dieu à conduire son peuple dans une nouvelle traversée pascale de la mer, et à ouvrir les frontières de l’Alliance à tous les peuples du monde. Longue nuit de doute et de peur enfin pour les disciples. Sans explications, Jésus les met à l’épreuve en restant seul pour renvoyer la foule. Il leur donne l’ordre de quitter la terre d’Israël et de traverser la mer pour se rendre en terre païenne.

La barque était déjà à une bonne distance de la terre,
elle était battue par les vagues, car le vent était contraire.
Vers la fin de la nuit, Jésus vint vers eux en marchant sur la mer.
En le voyant marcher sur la mer, les disciples furent bouleversés.
Ils disaient : « C’est un fantôme », et la peur leur fit pousser des cris.
Mais aussitôt Jésus leur parla : « Confiance ! c’est moi ; n’ayez pas peur ! »
Pierre prit alors la parole : « Seigneur, si c’est bien toi,
ordonne-moi de venir vers toi sur l’eau. » Jésus lui dit : « Viens ! »
Pierre descendit de la barque et marcha sur les eaux pour aller vers Jésus.
Mais, voyant qu’il y avait du vent, il eut peur ;
et, comme il commençait à enfoncer, il cria : « Seigneur, sauve-moi ! »
Aussitôt Jésus étendit la main, le saisit et lui dit :
« Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? »
Et quand ils furent montés dans la barque, le vent tomba.
Alors ceux qui étaient dans la barque se prosternèrent devant lui, et ils lui dirent :
« Vraiment, tu es le Fils de Dieu ! »

Le parcours spirituel de Jésus dans les Évangiles n’a rien d’une ligne droite, d’un itinéraire fixé d’avance. L’évangéliste Matthieu inscrit ce parcours dans le même tracé que celui de Moïse et d’Élie. Moïse avait fui la maison du Pharaon et s’en était allé en terre étrangère pour échapper à la mort (Ex 2, 15). Puis il avait obéi à Dieu pour faire sortir d’Égypte son peuple esclave, le guider dans la traversée d’un désert, et le conduire vers une terre de liberté.

Comme eux, Jésus semble vivre, lui aussi, l’épreuve d’un doute et de la recherche d’une nouvelle orientation dans sa mission. Comme Élie, c’est dans la solitude d’une longue nuit et le murmure silencieux de la prière que s’ouvre pour lui le chemin à suivre. Les disciples ont du mal à le comprendre. Il vient de rassasier la foule alors qu’elle manquait de tout. Forts de cette réussite, ils pouvaient s’attendre à voir leur maître en tirer profit. Mais non, pas question pour Jésus d’instrumentaliser ce succès et d’en tirer profit. Il n’est ni manipulateur, ni propagandiste, ni populiste. Il « les oblige à monter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive pendant qu’il renverrait les foules. » Décision en apparente contradiction avec sa pitié pour elles et ce qu’il vient d’accomplir pour les nourrir. Avec une apparente brutalité, il demande aux disciples de quitter leur monde juif familier, pour se rendre sur la rive où vivent les païens. Cette traversée de la mer ressemble tout autant à un exil qu’à un exode. Après les foules affamées de Galilée, il les invite à affronter d’autres foules affamées. Elles sont hostiles et barbares à leurs yeux et n’appartiennent pas à leur univers. Elles sont loin de leurs synagogues, de leurs mentalités, de leurs vieilles habitudes, de leurs valeurs. Son comportement leur parait en contradiction avec ce qu’ils attendent du Messie d’Israël.

Quelle tempête sous le crâne des disciples ! Ils vont ramer à contrevent, à contrecœur, menacés d’une perte de confiance en celui qui les appelle à le précéder sur l’autre rive. Ils rameront jusqu’à la fin de la nuit, remplis de peur et de doute, car dans ces moments on n’avance guère. Il y a dans le récit évangélique un détail étrange et sans doute important. Jésus est resté seul pour prier dans la montagne, le soir venu, à l’écart, comme Moïse lors du combat contre les Amalécites (Ex 17,12), où Aaron et Hour gardaient les bras levés pendant que Josué ferraillait dans la plaine. On aurait pu s’attendre, en toute logique, à ce que Jésus se tienne dans la barque avec les disciples pour ramer avec eux, leur soutenir le moral. Mais non, il semble les abandonner, les laisser seuls, et c’est seulement vers la fin de la nuit qu’il se manifeste, alors même qu’ils sont exténués, à bout de forces et remplis d’angoisse.

Quand il révèle sa présence c’est sous un double signe : le signe de l’étrangeté, d’un fantôme qui provoque la frayeur et paralyse, et celui de la marche sur les eaux de la mer. La mer était un symbole de mort pour la culture juive. Dans l’Évangile, la marche du Christ sur les eaux symbolise sa victoire du ressuscité sur toutes les nuits et les frayeurs ancestrales du monde des humains. Les mots qu’il prononce sont parmi les plus forts de la foi chrétienne “Confiance, c’est moi, n’ayez pas peur !”. Ces mots, chacun peut les entendre à chaque traversée difficile de sa vie, à chaque moment de panique et de frayeur devant toutes les morts à affronter, devant toutes les rives inconnues où il lui faut accoster, au cœur de toutes les nuits interminables de ses épreuves.

Remercions saint Pierre, une fois encore, pour sa confiance un peu naïve, pour ses doutes et ses peurs. Il n’a pas tenu longtemps à marcher sur les eaux pour aller vers Jésus. La panique a été la plus forte. Mais son courage et sa peur nous encouragent. Son cri au moment de s’enfoncer est un cri d’espoir : “Seigneur, sauve-moi !” Et la main de Jésus qui le saisit nous réconforte.

Nuit de tristesse pour saint Paul aussi. Tout en gardant l’antique foi du peuple de l’Alliance, il quittera les rives d’Israël et les dérives formalistes de la Loi, pour accoster dans les ports méditerranéens des peuples païens, pour les rejoindre dans leurs cultures et leur annoncer le caractère universel de la grâce et du salut. Car « à moi, écrira-t-il aux Ephésiens (3, 1-8), à moi le moindre de tous les saints, a été confiée cette grâce-là, d’annoncer aux païens l’insondable richesse du Christ ». Mais il reste en lui une plaie vive, comme une sombre nuit éprouvante qui le poursuivra sans cesse et dont il fait part aux chrétiens de Rome.

J’ai dans le cœur une grande tristesse, une douleur incessante.
Pour les Juifs, mes frères de race, je souhaiterais même être maudit, séparé du Christ :
ils sont en effet les fils d’Israël, ayant pour eux l’adoption, la gloire, les alliances,
la Loi, le culte, les promesses de Dieu ; ils ont les patriarches,
et c’est de leur race que le Christ est né,
lui qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement.

Combien grande serait la joie de Paul aujourd’hui de voir les lueurs d’une aurore annonçant la fin de la longue nuit des discordes et des haines entre juifs et chrétiens, après des siècles de mépris et de malédictions mutuelles, mais aussi sa désolation de voir prospérer encore sur les sols qu’il a foulés, les déchirements de la haine et de la violence. Comme quoi il est des nuits qui peuvent être longues, mais l’espérance et la confiance ne doivent jamais s’éteindre. En Jésus, rien ne peut plus séparer de Dieu la multitude humaine. S’il nous arrive de douter de lui, sachons que lui ne connaît pas le doute et garde à jamais sa fidélité. Envers et contre tout, il continue de croire et d’espérer en l’homme.

Évangile : selon saint Matthieu – Mt 14, 22-33