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20ème dimanche du temps ordinaire – 16 août 2020

Dans l’histoire de l’Église comme dans celle des religions, se sont posées et se posent encore des questions de frontières, d’identité ou d’appartenance. Tantôt elles s’entourent de clôtures ou de remparts et ne pensent qu’à exclure, tantôt elles sont amenées à s’ouvrir à des personnes du dehors. Tantôt elles s’identifient à des nations ou à des royaumes et s’imposent à tous, tantôt elles se distinguent du pouvoir politique, se considèrent comme des communautés spirituelles et vivent en bonne entente avec d’autres Églises et religions. Très divers est le vocabulaire pour nommer ceux qui sont d’autres religions ou croyances : païens, infidèles, étrangers, impurs, etc. Mais tout s’inverse lorsqu’on séjourne dans un autre pays et qu’on fait l’expérience d’être soi-même considéré comme étranger, infidèle, impie ou impur…

L’Exil (586-538) avait été une expérience déterminante pour les israélites. Ils avaient eu à vivre comme des étrangers entourés de païens dont la religion était autre que la leur, les côtoyant dans la vie quotidienne. Ils s’étaient efforcés de vivre comme des purs parmi des impurs. Mais ils avaient fait aussi l’expérience d’une découverte réciproque de leurs différences et en même temps du fait qu’ils appartenaient à la même humanité ayant des valeurs communes face à la vie, l’amour, la mort. Certains avaient peut-être changé de religion. Après l’Exil, d’autres n’étaient pas revenus en Palestine et avaient fondé des communautés juives hors d’Israël. Formant ainsi une diaspora, ils considéraient cependant Jérusalem comme leur ville sainte, et y revenaient en pèlerinage pour les grandes fêtes. A travers cette expérience, Israël avait élargi l’espace de sa tente, sa manière de considérer sa vocation de peuple de l’alliance et s’était ouvert à l’universalité de sa mission vis-à-vis de toutes les nations. Ce que Dieu demande à Isaïe de proclamer se comprend dans ce contexte. La vocation d’Israël est d’être une « maison de prière pour tous les peuples ».

Observez le droit, pratiquez la justice.
Car mon salut approche, il vient, et ma justice va se révéler.
Les étrangers qui se sont attachés au service du Seigneur
pour l’amour de son nom et sont devenus ses serviteurs,
tous ceux qui observent le sabbat sans le profaner
et s’attachent fermement à mon Alliance,
je les conduirai à ma montagne sainte.
Je les rendrai heureux dans ma maison de prière,
je ferai bon accueil, sur mon autel, à leurs holocaustes et à leurs sacrifices,
car ma mai­son s’appellera « Maison de prière pour tous les peuples ».

Dans un autre moment de l’histoire, vers l’an 80 de notre ère, la communauté de saint Matthieu vit en terre païenne, quelque part en Syrie. Dix ans plus tôt, les romains ont dévasté Jérusalem et les juifs ont fui, obligés encore de vivre un exil. Certains d’entre eux – notamment les pharisiens –, ont reconstitué dans des villes païennes leurs confréries et redonné à leurs traditions une importance renforcée pour garder leur identité et leur religion en terre étrangère. D’autres, disciples du Christ, ont fondé des communautés nouvelles auxquelles des païens convertis ont pu s’agréger. C’est dans le cadre de ces communautés chrétiennes que Matthieu a écrit son Évangile. Son récit de ce dimanche est bref, mais sa manière de raconter mérite quelques pauses instructives.

Jésus s’était retiré vers la région de Tyr et de Sidon.
Voici qu’une Cananéenne, venue de ces territoires, criait :
« Aie pitié de moi, Seigneur » fils de David ! Ma fille est tourmentée par un démon. »
Mais il ne lui répondit rien.

Après la dispute orageuse entre Jésus et les pharisiens à propos de leurs manières rigides et légalistes de vivre la Loi, Jésus se retire dans une région païenne, mais semble vouloir y rester en marge. C’est une femme cananéenne venant d’un autre territoire païen encore qui veut le rencontrer. Elle crie de loin son appel au secours à Jésus, l’appelant Seigneur et fils de David, comme le font les chrétiens d’origine juive. Jésus ne répond rien. C’est une Cananéenne ; or les Cananéens faisaient partie de ces peuples à jamais exclus parce que victimes d’inimitiés ancestrales. Le silence de Jésus au début du récit est choquant, mais il s’inscrit dans la logique de ces inimitiés, telle qu’elle se manifeste dans son dialogue avec les disciples.

Les disciples s’approchèrent pour lui demander :
« Donne-lui satisfaction, car elle nous poursuit de ses cris ! »
Jésus répondit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël. »

Le texte grec original est « Renvoie-la », et non donne-lui satisfaction ou exauce-la. Ils veulent s’en débarrasser. C’est ce qu’ils avaient demandé aussi à Jésus de faire face aux gens dans le désert, afin qu’ils aillent s’acheter de quoi manger (Mt 14,15). C’est ce qu’ils diront encore lorsque l’on présentera à Jésus des enfants, pour qu’il leur impose les mains et dise une prière (Mt 19, 13). Une attitude pas très glorieuse et peu chrétienne à vrai dire. Mais la femme brave le silence de Jésus ainsi que le mépris des disciples, et ose se rapprocher de lui au risque de le rendre impur. Elle reprend sa supplication, qui n’est plus un appel au secours crié de loin, mais une humble prière en l’appelant « Seigneur », ce qui manifeste déjà sa foi en lui, et en lui adressant une demande précise pour qu’il agisse en faveur de sa fille.

Mais elle vint se prosterner devant lui : « Seigneur, viens à mon secours ! »
Il répondit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants
pour le donner aux petits chiens ».
« C’est vrai, Seigneur, reprit-elle ;
mais justement, les petits chiens mangent les miettes
qui tombent de la table de leurs maîtres. »
Jésus répondit : « Femme, ta foi est grande,
que tout se fasse pour toi comme tu veux ! »
Et, à l’heure même, sa fille fut guérie.

Jésus parle cette fois à cette étrangère, et lui répond comme s’il répétait un slogan qui peut-être avait cours parmi des juifs devenus chrétiens, mais restaient opposés encore à la mission auprès des païens. Une réaction insultante peu cohérente avec son comportement et ses propos habituels vis-à-vis des femmes à d’autres moments dans l’Évangile. Loin de s’offusquer, la Cananéenne reconnaît la préséance des enfants d’Israël dans l’histoire sainte, mais elle ne demande que des miettes dans le mystère de ce choix du peuple de l’Alliance par Dieu.

Constatant sa foi et sa confiance en lui, Jésus prononce enfin sa parole à lui. Elle lui a dit « Seigneur ». Il l’appelle « Femme », partageant avec elle la même condition humaine, les mêmes joies et les mêmes détresses. En lui se réalise « la maison de la prière » et du salut pour tous les peuples, comme l’annonçait Dieu. La formule de la guérison est déprécative. Il ne dit pas : « Je te guéris », mais « ta foi est grande, que tout se fasse pour toi comme tu le veux ». « Que tout se fasse pour moi comme tu le dis » disait Marie à l’ange de l’Annonciation. « Faites tout ce qu’il vous dira » disait-elle aux serveurs de vin à Cana. Ce qu’il dit à cette femme ressemble à ce que disait sa mère, l’invitant à se manifester à ses disciples. Cette femme cananéenne, elle aussi, l’invite à se manifester, mais cette fois aux non-juifs en terre étrangère.

Matthieu fait de cet épisode une leçon missionnaire pour sa communauté : Jésus s’est laissé fléchir par la foi exemplaire d’une païenne. Si, déjà, dans des cas semblables, certains scribes passent par-dessus les règles d’exclusion et si, aujourd’hui, des « Cananéennes » manifestent une si grande foi envers le Christ et envers le peuple de Dieu, son Église leur fermera-t-elle la porte ? Prétendrait-elle imposer des limites au rayonnement de son Seigneur qui déborde ses frontières ? Le récit de la seconde multiplication des pains en saint Matthieu annonce que « le pain des enfants » nourrira un jour les hommes de toutes les nations. Les miettes comme les restes se multiplieront pour eux.

Saint Paul sera plus tard le plus grand artisan de l’ouverture du message évangélique aux païens, à tous les peuples. Il l’écrit lui-même aux chrétiens de Rome.

Jadis en effet, vous avez désobéi à Dieu,
et maintenant, à cause de la désobéissance des fils d’Israël,
vous avez obtenu miséricorde ; de même eux aussi,
maintenant ils ont désobéi à cause de la miséricorde que vous avez obtenue,
mais c’est pour que maintenant eux aussi, ils obtiennent miséricorde.
Dieu, en effet, a enfermé tous les hommes dans la désobéissance
pour faire miséricorde à tous les hommes.

Tous ces textes bibliques parlent du passé, mais rejoignent la situation présente de l’Église. Durant des siècles de chrétienté, elle a régenté la globalité de la vie religieuse, sociale, politique. Dans ce temps qui est le nôtre, elle se voit contrainte de se représenter son identité, sa mission dans un monde occidental devenu pour elle comme une terre étrangère. Grâce à l’œuvre de l’Esprit lors du Concile Vatican 2, elle a réaffirmé sa volonté d’élargir l’espace de sa tente, d’être signe du Christ au cœur du monde, d’être une maison de prière pour tous les peuples, et d’offrir une table ouverte aux brebis perdues de toutes les nations, sans exclusive ni frontières.

Évangile : selon Saint-Matthieu – Mt 15, 21-28