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24ème dimanche du temps ordinaire – 13 septembre 2020

Dans le chapitre 18 de l’Évangile selon saint Matthieu, après avoir parlé de la réconciliation des pécheurs publics dans les communautés chrétiennes, Jésus s’adresse à Pierre qui l’interroge au sujet du pardon dans le cadre d’une relation interpersonnelle. Y a-t-il des conditions et des limites au pardon ?

Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander :
« Seigneur, quand mon frère commettra une faute à mon égard,
combien de fois lui pardonnerai-je ? Jusqu’à 7 fois ? »
Jésus lui répondit : « Tu pardonneras à ton frère, Je ne te dis pas jusqu’à sept fois,
mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.

Pierre pose sa question à Jésus d’une manière originale. Il ne demande pas : peut-on et doit-on tout et toujours pardonner à quelqu’un ? Il ne se situe pas sur le plan des principes de morale. Il s’implique lui-même, et de ce fait, le lecteur de l’Évangile – livre qui n’est pas non plus d’abord un livre de morale – est invité à chaque instant à s’impliquer lui aussi, à se laisser interpeller. Dans l’épisode de dimanche dernier, il s’agissait de péché public et Jésus répondait en donnant des conseils, voire des directives pour que soit possible une vie communautaire en accord avec l’Évangile : Si ton frère vient à pécher, disait-il – mais pas forcément contre toi –, va le trouver… et aide-le à se reprendre . Cette fois, Pierre parle d’une faute commise à son égard par une personne qui lui est proche. Réfléchir sur le péché et la réconciliation dans un cadre communautaire général est une chose. Réfléchir sur l’attitude personnelle devant les fautes d’un frère à l’égard de soi en est une autre. Il ne s’agit plus seulement de trouver une ou des réponses théoriques, de se référer à des principes, mais de s’engager personnellement, d’agir concrètement, de se réconcilier avec lui.

Les fautes et les péchés des gens que nous aimons à notre égard, nous touchent, nous blessent infiniment plus et autrement que les fautes et les péchés en général. Des questions concrètes se posent à nous : quand quelqu’un nous blesse, nous trahit, nous vole, porte atteinte à notre honneur, à notre autorité, que pouvons-nous et devons-nous faire ? Lui pardonnerons-nous ? Et s’il s’agit d’une faute commise à son égard, lui demanderons-nous pardon à notre tour ? Comment gérer notre ressentiment, notre colère, notre déception ? Quelle suite donner à notre relation ?

La manière dont Pierre pose sa question va plus loin : s’il recommence, combien de fois dois-je lui pardonner ? C’est Pierre qui la pose ainsi, lui qui représente l’autorité dans l’Église. Ceux qui l’exercent doivent-ils se montrer intraitables et sans pitié, surtout vis-à-vis des récidivistes ? Jésus répond de manière solennelle et s’appuie sur ce que disent les Livres de la Loi, mais les interprète de manière nouvelle. Dans le livre de la Genèse, Lamek, fils de Caïn, s’autorisait à tuer un homme pour une blessure et proclamait qu’il n’y avait pas de limite à la vengeance : Caïn sera vengé sept fois, mais Lamek soixante-dix-sept fois (Gn 4, 24). Plus tard dans le Livre de l’Exode, Moïse accordera un principe d’équivalence : « œil pour œil, dent pour dent, pied pour pied, brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure, plaie pour plaie. » (Ex 21, 24-25)

Jésus inverse radicalement les chiffres et les exprime sous le mode d’une multiplication – non pas 70 fois, mais 70 fois sept fois -. comme le pain, le pardon doit être multiplié ! Le chiffre 7 sert fréquemment dans la Bible à représenter ce qui est complet et parfait, en référence aux jours de la création par Dieu. Tout pardon n’est-il pas re-création de liens nouveaux ou renforcés ? Jésus proclame qu’il n’y a pas de limite au pardon, de même qu’il n’y a pas de limite à la création et l’amour de Dieu comme le chante le psaume 102 de ce dimanche. Le fondement de cette non-limite au pardon, Jésus le justifie d’une manière indirecte, en racontant une parabole.

En effet, le Royaume des cieux est comparable
à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs.
Il commençait, quand on lui amena quelqu’un qui lui devait dix mille talents
(c’est-à-dire soixante millions de pièces d’argent).
Comme cet homme n’avait pas de quoi rembourser, le maître ordonna de le vendre,
avec sa femme, ses enfants et tous ses biens, en remboursement de sa dette.
Alors, tombant à ses pieds, le serviteur demeurait prosterné et disait :
« Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout. »
Saisi de pitié, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette.
Mais, en sortant, le serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent pièces d’argent.
Il se jeta sur lui pour l’étrangler, en disant : « Rembourse ta dette ! »
Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait :
« Prends patience envers moi, et je te rembourserai. »
Mais l’autre refusa et le fit jeter en prison jusqu’à ce qu’il ait remboursé.
Ses compagnons, en voyant cela, furent profondément attristés
et allèrent tout raconter à leur maître.
Alors celui-ci le fit appeler et lui dit : « Serviteur mauvais ! je t’avais remis toute cette dette
parce que tu m’avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon,
comme moi-même j’avais eu pitié de toi ? »
Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût tout remboursé.
C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera,
si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son cœur. »

La manière dont Jésus répond à Pierre mérite réflexion. Le roi, dans cette parabole, pourrait être Dieu, devant qui tout homme est insolvable. De même que la somme que lui doit son serviteur est exorbitante, de même nos dettes d’humains envers Dieu sont sans commune mesure avec ce que nous avons reçu gratuitement de lui et ce que nous pouvons lui rendre. Autant ce roi se montre miséricordieux et remet toute l’énorme dette de son serviteur insolvable, autant l’amour du Père et sa pitié à notre égard sont sans limites. Ni l’énormité de nos péchés, ni leur nombre ne comptent devant celle de sa miséricorde.

« Aussi loin qu’est l’orient de l’occident, il met loin de nous nos péchés » (ps 102, 12). Face à l’immense océan de la bonté de Dieu, combien dérisoires sont nos péchés. Ce ne sont souvent que broutilles, fâcheries ridicules, capables de déclencher et d’entretenir en nous les pires haines, les pires désirs de vengeance. Et de plus, lorsque parfois nous pardonnons, une obsession de calcul nous poursuit. Calcul du nombre de fois où l’on nous a fait du mal, pour exiger un nombre équivalent, quand ce n’est pas pour en rajouter. Cependant la conclusion de la parabole est pleine de gravité. La pitié de Dieu ne semble pas pouvoir s’exercer vis-à-vis de quiconque se montre impitoyable. Celui qui refuse de pardonner à autrui sort de l’univers du pardon sans limites de Dieu qui n’a plus de prise sur lui. « C’est la conscience vive du pardon reçu qui nous rend capables de pardonner à notre tour. Comment ne pas partager et faire circuler la grâce qui nous a remis debout, nous a rouvert un avenir, nous a rendu notre dignité d’enfant de Dieu. Celui qui refuse le pardon est la première victime de son comportement qui le ferme à la vraie vie. » (Christelle Javary) C’est à Pierre et donc à toute l’Église que s’adresse la parabole de Jésus. Une communauté ne peut se dire chrétienne que si elle pratique le pardon à la manière de Dieu. Saint Paul dans sa Lettre aux Romains associe le devoir de pardonner aux autres à celui de ne pas les juger.

Si le Christ a connu la mort, puis la vie,
c’est pour devenir le Seigneur et des morts et des vivants.
Alors toi, pourquoi juger ton frère ? Toi, pourquoi mépriser ton frère ?
Tous, en effet, nous comparaîtrons devant le tribunal de Dieu.
Cessons de nous juger les uns les autres ;
mais jugeons plutôt qu’il ne faut rien mettre devant un frère
qui le fasse achopper ou trébucher.

Il est souvent question du pardon de Dieu dans l’Évangile. Dans le Christ il s’est accompli d’une manière nouvelle. Contrairement au roi de la parabole, en Jésus Dieu ne pardonne pas d’en haut, mais d’en bas. Non pas du ciel où il est tout-puissant, d’où il se montrerait magnanime, bon prince, condescendant. Du ciel où il lui serait facile de pardonner, où ça ne lui coûterait pas cher, puisqu’il est Dieu et que nous sommes de pauvres humains. Le Dieu de la foi chrétienne pardonne d’en bas. D’en haut, si l’on veut, mais d’en haut d’une croix. C’est du lieu le plus bas et le plus humiliant qui soit, que Jésus dira : Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. En Jésus crucifié, Dieu pardonne à ses bourreaux. Les propos de Ben Sirac le Sage, que nous lisons ce dimanche, sont proches de ceux de Jésus.

Rancune et colère, voilà des choses abominables où le pécheur s’obstine.
Pardonne à ton prochain le tort qu’il t’a fait ; alors, à ta prière, tes péchés seront remis.
Si un homme nourrit de la colère contre un autre homme,
comment peut-il demander à Dieu la guérison ?
S’il n’a pas de pitié pour un homme, son semblable,
comment peut-il supplier pour ses propres fautes ?
Lui qui est un pauvre mortel, il garde rancune ; qui donc lui pardonnera ses péchés ?
Pense à ton sort final et renonce à toute haine, pense à ton déclin et à ta mort,
et demeure fidèle aux commandements.
Pense aux commandements et ne garde pas de rancune envers le prochain,
pense à l’Alliance du Très-Haut et oublie l’erreur de ton prochain.

Évangile : selon saint Matthieu Mt 18, 21-35