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2ème dimanche de Carême – 28 février 2021

Chaque année liturgique, le deuxième dimanche de Carême célèbre la Transfiguration de Jésus. Un mot abstrait qui nous parle peu alors qu’il évoque le plus concret de notre vie commune : notre visage et notre regard. Le préfixe « trans » introduit des mots qui signifient des changements, des passages, des déplacements etc. Pour ceux qui nous regardent, notre visage et notre regard sont porteurs de notre être personnel unique et ils expriment nos sentiments dans les traversées de nos joies et de nos épreuves. Ils révèlent notre identité. Ils sont uniques pour chacune et chacun. Le « transport amoureux » change le regard.

Cependant, à mesure que nous changeons d’âge, de profession, que nous sommes revêtus de titres ou de responsabilités, nous sommes « transfigurés », comme si nous étions le même mais aussi quelqu’un d’autre. Notre personne est perçue comme un personnage. Quelle tristesse lorsqu’un visage est défiguré par un accident, une maladie, une torture. Mais de quelle joie il rayonne aussi quand nous sommes en fête, quand nous regardons avec tendresse ceux que nous aimons, et même quand s’y dessinent les rides de l’âge. Quel bonheur pour l’enfant quand il voit s’éclairer le visage de ses parents. « Que ton visage s’éclaire et nous serons sauvés » (ps 79), l’une des plus belles prières qu’adresse Israël au Dieu de l’Alliance. Le visage se découvre, se cherche, s’imprime dans les pensées et les cœurs au fil des lunes de miel et des heures sombres, dans les moments de transfigurations mais aussi de disparitions. C’est ainsi que les choses se sont passées aussi pour les disciples de Jésus, pour Abraham et pour saint Paul.

Appelés par Jésus, ses disciples l’ont suivi. Mais ils découvrent et redécouvrent sans cesse le mystère de sa personne. À chaque page de son Évangile, Marc raconte leur étonnement ainsi que celui des foules ou des blessés de la vie qu’il a guéris, relevés, enseignés. Qui donc est-il cet homme et cet ami qu’ils ont suivi ? Est-il le Messie attendu ? Le prophète Élie qui revient ? Le nouveau Moïse ? Où veut-il les conduire ? Et eux-mêmes, où voudraient-ils le conduire ? Son enseignement, ses choix, ses actes de libération les déroutent. Suit-il le chemin d’Élie et de Moïse ? Est-il l’agneau qui se prépare à son propre holocauste, celui que préfigurait Isaac, celui que désignait Jean Baptiste ? Pourquoi choisit-il de marcher sur un chemin qui risque de le conduire à l’échec et à la mort ? Il nourrit avec Dieu qu’il appelle son Père, une relation familière, qui leur semble étrange. Trois des disciples de Jésus sont témoins d’une illumination de toute sa personne.

Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean,
et les emmène, eux seuls, à l’écart sur une haute montagne.
Et il fut transfiguré devant eux.
Ses vêtements devinrent resplendissants,
d’une blancheur telle que personne sur terre
ne peut obtenir une blancheur pareille.
Élie leur apparut avec Moïse,
et tous deux s’entretenaient avec Jésus.
Pierre alors prend la parole et dit à Jésus :
« Rabbi, il est bon que nous soyons ici !
Dressons donc trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. »
De fait, Pierre ne savait que dire, tant leur frayeur était grande.
Survint une nuée qui les couvrit de son ombre,
et de la nuée une voix se fit entendre :
« Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le ! »
Soudain, regardant tout autour, ils ne virent plus que Jésus seul avec eux.
Ils descendirent de la montagne,
et Jésus leur ordonna de ne raconter à personne ce qu’ils avaient vu,
avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts.
Et ils restèrent fermement attachés à cette parole,
tout en se demandant entre eux ce que voulait dire :
« ressusciter d’entre les morts ».

Sur la montagne de la transfiguration les disciples découvrent que Jésus appartient à la lignée de Moïse et d’Élie. Mais ils entendent la voix du Père leur révélant qu’il est son Fils bien-aimé. C’est la lumière du Dieu d’amour que Pierre, Jacques et Jean voient resplendir sur le visage de Jésus. C’est son être profond qu’ils découvrent et contemplent. Leurs yeux ne s’ouvriront pleinement que lorsqu’ils auront vu ses blessures de crucifié. C’est quand ils auront vu le sacrifice que Jésus va accepter de vivre, qu’ils découvriront en lui le visage du Père. Ils ne s’en remettront pas. Eux-mêmes s’en trouveront marqués pour la vie. Leur visage portera toujours le reflet de celui de Jésus ressuscité.

Nous reprenons la lecture du livre de la Genèse. Après le déluge, Dieu avait annoncé à Noé son alliance définitive avec toute l’humanité, tous les êtres vivants, dont le signe était l’arc-en-ciel. Cette Alliance allait prendre forme – sur la terre cette fois – de manière nouvelle avec Abraham. Dieu l’avait appelé et invité à quitter son pays pour un pays qu’il lui montrerait. Il lui avait promis qu’il serait le père d’une nation, et qu’en lui, seraient bénies toutes les familles de la terre. Il lui avait donné un fils alors que son épouse était âgée et stérile. Mais pour Abraham, qui donc était ce Dieu ? Que voulaient dire ses promesses ?

Abraham venait de Chaldée, avec les représentations de sa culture religieuse. Les divinités y étaient muettes et versatiles. Comme on ignorait leurs pensées, on leur offrait des sacrifices pour calmer leurs colères, attirer leur bienveillance et surtout les tenir à distance. Qui donc était ce Dieu unique qui l’appelait pour une alliance personnelle avec lui ? Aucune divinité n’agissait ainsi. Ce Dieu qui prenait l’initiative de faire alliance avec lui, avait sans doute vis-à-vis de lui, comme ces divinités, des arrière-pensées. Fallait-il aussi lui sacrifier les premiers-nés, et donc son Fils Isaac ? C’est le temps de l’épreuve pour lui, ce temps des soupçons qui minent la confiance mutuelle et peuvent ruiner les alliances. Le temps d’une révélation décisive. Celle d’un Dieu qui refuse l’offrande de tout sacrifice humain. Un Dieu qui est hostile aux meurtres des victimes émissaires pour résoudre des conflits entre humains.

On pourrait imaginer aussi que Dieu voulait tester la foi de son allié. Pouvait-il faire totalement confiance à un homme, à cet homme ? Ils y tenaient tous les deux à ce fils de la promesse et les voilà qu’ils semblent prêts tous deux à s’en désapproprier, à le sacrifier plutôt que d’établir leur alliance sur de mauvaises bases. Le cœur du récit est très émouvant :

Après ces événements, Dieu mit Abraham à l’épreuve.
Il lui dit : « Abraham ! » Celui-ci répondit : « Me voici ! »
Dieu dit : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac,
va au pays de Moriah, et là tu l’offriras en holocauste
sur la montagne que je t’indiquerai. »
Abraham se leva de bon matin, sella son âne,
et prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac.
Il fendit le bois pour l’holocauste, et se mit en route.
Ils arrivèrent à l’endroit que Dieu avait indiqué.
Abraham y bâtit l’autel et disposa le bois ;
puis il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel, par-dessus le bois.
Abraham étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils.
Mais l’ange du Seigneur l’appela du haut du ciel et dit :
« Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me voici ! »
L’ange lui dit : « Ne porte pas la main sur le garçon !
Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu :
tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique. »
Abraham leva les yeux et vit un bélier retenu par les cornes dans un buisson.
Il alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils.
Abraham donna à ce lieu le nom de « Le-Seigneur-voit ».
On l’appelle aujourd’hui : « Sur-le-mont-le-Seigneur-est-vu. »
Du ciel, l’ange du Seigneur appela une seconde fois Abraham.
Il déclara : « Je le jure par moi-même, oracle du Seigneur :
parce que tu as fait cela, parce que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique,
je te comblerai de bénédictions,
je rendrai ta descendance aussi nombreuse
que les étoiles du ciel et que le sable au bord de la mer, […]

Ainsi ce n’est pas l’agneau, son fils, qu’Abraham offre à Dieu mais à sa place, comme un sacrifice de substitution, un bélier, symbole de sa paternité dont il accepte de se désapproprier. Voilà pourquoi Dieu lui redonne son fils et lui révèle que ce fils est totalement le fruit de sa promesse et de sa grâce. Le verset 14 est une clé importante pour comprendre le récit : « Abraham nomma ce lieu : « Le Seigneur voit » ; aussi dit-on aujourd’hui : « C’est sur la montagne que le Seigneur est vu ». Ce verset permet en effet, de faire le lien entre ce qui se passe entre Dieu et Abraham et ce qui se passera entre Jésus et trois de ses disciples sur le mont Thabor. Dieu a vu la grandeur de la foi d’Abraham et celui-ci a découvert la gratuité absolue du Dieu avec qui il entre en Alliance. Ils se sont vus, et leurs visages se sont découverts et révélés l’un à l’autre à travers leur désappropriation mutuelle. Le récit du sacrifice d’Abraham est déjà un récit de transfiguration, de révélation, comparable à un « transport amoureux ».

Le premier regard de saint Paul sur la personne de Jésus qu’il n’avait pas rencontré de son vivant était négatif et hostile. C’est sur son chemin de Damas qu’il vivra une transfiguration. Une lumière venant du ciel l’enveloppera de sa clarté, et il entendra une voix qui lui dira : « Je suis Jésus, celui que tu persécutes. Relève-toi et entre dans la ville : on te dira ce que tu dois faire. » (Ac 9, 3-6) Il écrira plus tard aux chrétiens de Rome :

Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?
Il n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous :
comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ?
Qui accusera ceux que Dieu a choisis ? Dieu est celui qui rend juste :
alors, qui pourra condamner ? Le Christ Jésus est mort ;
bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu, il intercède pour nous.

« Illuminés par le Christ et comme lui, avançons dans la vie en enfants de lumière, fidèles à la foi de notre baptême », pour reprendre la belle formule du rituel du baptême. Notre foi doit demeurer brillante tout au long de notre vie pour que le Seigneur nous trouve vigilants quand il viendra à notre rencontre !

Evangile selon saint Marc – Mc 9, 2-10