L’année liturgique se termine en beauté avec la fête du Christ Roi de l’univers, et le passage de l’Évangile selon saint Matthieu achève aussi le récit de la vie active de Jésus, avant que commence celui de sa Passion, de sa mort et de sa résurrection. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’évangéliste a placé son texte à cet endroit de son ouvrage. Plus qu’une parabole, il se présente comme une fresque impressionnante, qui évoque le jugement de l’humanité à la fin des temps, quand le Fils de l’homme viendra dans la gloire de sa Royauté. Un jugement considéré comme dernier, ce qui ne veut pas dire seulement final, mais aussi décisif et considéré comme un critère de dernière instance. A ce titre, ce passage d’Évangile exprime la parole dernière du Christ qui résume en quelque sorte son message et son choix de vie. Son dernier discours fait écho à son premier, celui des Béatitudes. Cette fresque n’a pas manqué d’inspirer les artistes chrétiens au long des siècles. Le Fils de l’homme est présenté comme celui à qui été conféré la Royauté par Dieu et qui viendra « juger les vivants et les morts », comme nous disons dans le Credo. En lui, Dieu a tout traversé de l’expérience humaine, vécu toutes les « Béatitudes proclamées par son Fils » et révélé l’essentiel de sa vision de l’homme selon son cœur.
Jésus parlait à ses disciples de sa venue :
« Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui,
alors il siégera sur son trône de gloire.
Toutes les nations seront rassemblées devant lui ;
il séparera les hommes les uns des autres,
comme le berger sépare les brebis des chèvres :
il placera les brebis à sa droite, et les chèvres à sa gauche.
Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : ‘Venez, les bénis de mon Père,
recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la création du monde.
Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ;
j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ;
j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ;
j’étais nu, et vous m’avez habillé ;
j’étais malade, et vous m’avez visité ;
j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi !’
Alors les justes lui répondront :
‘Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu… ?
tu avais donc faim, et nous t’avons nourri ?
tu avais soif, et nous t’avons donné à boire ?
tu étais un étranger, et nous t’avons accueilli ?
tu étais nu, et nous t’avons habillé ?
tu étais malade ou en prison…
Quand sommes-nous venus jusqu’à toi ?’
Et le Roi leur répondra : ‘Amen, je vous le dis :
chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères,
c’est à moi que vous l’avez fait.’
Vient ensuite le jugement de ceux qui, eux aussi, disent n’avoir pas vu le Seigneur dans la personne des gens qu’ils n’ont pas secourus, nourris, visités, soignés. Quand Jésus parle de sa venue et de lui-même, il emploie un vocabulaire riche et varié. Il parle du « Fils de l’homme » qui désigne ici celui qui exerce le jugement dernier. Puis il parle d’un « roi » qui règne et dirige, et qui est en même temps « Fils de Dieu », puisqu’il l’appelle familièrement son Père. Et enfin il emploie le vocabulaire pastoral qui présente Dieu comme le « berger » d’Israël. Il s’est présenté lui-même comme le bon Pasteur qui prend soin de son troupeau. Image qui rejoint celle d’Ézéchiel ce dimanche.
Comme un berger veille sur les brebis de son troupeau
quand elles sont dispersées,
ainsi je veillerai sur mes brebis, et j’irai les délivrer
dans tous les endroits où elles ont été dispersées
un jour de nuages et de sombres nuées.
C’est moi qui ferai paître mon troupeau, et c’est moi qui le ferai reposer.
La brebis perdue, je la chercherai ; l’égarée, je la ramènerai.
Celle qui est blessée, je la panserai.
Celle qui est faible, je lui rendrai des forces.
Celle qui est grasse et vigoureuse, je la garderai,
je la ferai paître selon le droit.
Et toi, mon troupeau, déclare le Seigneur Dieu, apprends que je vais juger
entre brebis et brebis, entre les béliers et les boucs.
Jésus a assumé une fonction de juge et de roi mais de manière nouvelle. Sans vivre dans un palais, sans disposer d’un trône, d’une armée, il s’est comporté comme un berger et non un monarque. Il a fait droit aux malheureux et aux pauvres en partageant leur sort, en vivant une totale solidarité avec les petits et les gens sans défense ou rejetés par tout le monde. C’est pour cela et non pour avoir partagé le sort des riches, des forts, des dominants ni résidé dans un palais ou un temple religieux, qu’il a reçu de son Père de siéger sur un trône de gloire et de juger les vivants et les morts. Nous trouvons là l’essentiel de l’Évangile et du message chrétien.
Lorsque paraîtront les humains devant le Christ, son jugement sera à l’envers des critères communs. Il ne les jugera pas comme des coupables dans une cour de justice, il les jugera comme ses propres frères. Son jugement consistera à leur révéler les choix positifs ou négatifs qu’ils auront faits durant leur existence, face aux pauvres, aux petits, aux blessés de la vie. Comme s’ils avaient été à eux-mêmes leurs propres juges à travers ces choix. Quand ils se présenteront devant le roi, ils s’attendront peut-être à ce qu’il leur dise s’ils ont mérité d’entrer au ciel, au paradis. S’ils sont dignes de voir Dieu et de vivre près de Lui. Ils s’attendront peut-être à être jugés par rapport à des règles morales ou des commandements de leur religion qu’ils ont strictement observés ou non, face à des interdits qu’ils ont respectés ou non. Rien de tout cela. Tous ne sont et ne seront que des humains face aux mêmes pulsions, aux mêmes choix qu’ils ont faits. Tous sont et seront jugés sur l’unique critère de la justice selon Dieu et sur le commandement de son Fils : « Tu aimeras ».
Notons aussi que dans la parabole, le « Roi » exerce le jugement de toutes les nations et non d’une seule. Les critères qu’il évoque ne sont pas d’ordre religieux. Ce sont des critères universels. Ils sont d’ordre corporel, social et même politique. C’est en effet en quelque sorte le texte le plus politique de tout le second Testament. Il met en rapport le Christ et tous les humains, dans les dimensions qui sont communes à tous, sans indications d’appartenance à une nation, une religion, un âge, un sexe. La reconnaissance du Christ, la fidélité à sa parole passent par le service de tout être humain, comme lui-même l’a accompli. Les six domaines de la vie qui servent de critère pour le jugement dernier concernent trois aspects.
— La dimension corporelle des nécessités vitales : la faim et la soif nécessaires à tout être humain pour une survie économique.
— La sphère sociale : délimitation par le vêtement et le logement, l’hébergement.
Chacun doit être protégé. Il doit pouvoir vivre dans la dignité, avoir droit au respect et à l’entrée en relation avec les autres.
— Le domaine éthique et politique. La possibilité de se déplacer et de rencontrer autrui pour l’infirme qui ne peut se déplacer, le malade alité ou la personne emprisonnée.
Ce texte d’Évangile est porteur d’une manière neuve de penser toute relation humaine, qu’elle soit religieuse ou non : ce sont les faits qui rendent authentique la foi. « Sans œuvres la foi est vaine et morte » écrira saint Jacques. (Jc 2, 14-26) Et saint Paul ajoutera que sans l’amour les œuvres sont vaines ! (1 Co, 13)
Toutes les situations humaines évoquées dans la parabole du jugement sont des situations tragiques, apparemment négatives : faim, soif, exil, dénuement, maladie, prison. Des situations propices à la désespérance toujours présentes encore dans nos sociétés modernes et plus encore dans le monde entier. Des situations où chacun peut se laisser aller, mais aussi montrer le meilleur de lui-même, retrousser ses manches, se jeter à l’eau pour sauver celui qui se noie, redécouvrir la solidarité, réapprendre la compassion et la tolérance.
Dans l’Évangile, le Roi s’exprime au passé : « J’avais faim, j’avais soif… » Et les gens aussi lui répliquent au passé : « Quand t’avons-nous vu ? » Au jour du jugement Dieu dira à tous : ma maison, mon royaume ne sont pas seulement ceux d’après la mort. Votre monde, c’est aussi le mien. En Jésus mon Fils, j’y ai fait ma demeure et j’y reste présent. M’y reconnaissez-vous ? Faites que la vie sur terre ressemble à celle du ciel, faites qu’y règnent les Béatitudes, et vous posséderez déjà ce que vous espérez. Servez vos frères et sœurs en humanité « pour que, servant le Christ également dans les autres, vous puissiez, dans l’humilité et la patience, les conduire jusqu’au Roi dont les serviteurs sont eux-mêmes des rois. (Vatican 2 LG 36)
Dieu s’identifie en quelque sorte à celui qui souffre de manières diverses… Voilà la grande nouveauté de l’Évangile. Puisqu’en Jésus, Dieu s’est fait homme, a partagé la condition humaine, en choisissant la condition des pauvres et en se rendant solidaire des pécheurs, des gens rejetés, désormais c’est à travers eux qu’il se donne à reconnaître et à rencontrer. Jésus est roi dans le royaume de Dieu. Sa royauté n’est pas de ce monde, a-t-il déclaré à Pilate, au sens où elle n’a rien d’une royauté mondaine, mais elle est bien enracinée dans le monde, celui des petits et des pauvres.
Elle se manifestera en plénitude et tout sera achevé, quand le Christ ressuscité remettra le pouvoir royal à Dieu son Père, après avoir anéanti toutes les forces du mal et tous ses ennemis. Quand nous serons avec lui, ressuscités nous aussi. « Et le dernier ennemi qui sera anéanti, c’est la mort, écrit saint Paul aux Corinthiens. Quand tout sera mis sous le pouvoir du Fils, lui-même se mettra alors sous le pouvoir du Père qui lui aura tout soumis, et ainsi, Dieu sera tout en tous. »
Évangile : selon saint Matthieu – Mt 25, 31-46