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25ème dimanche du temps ordinaire – 20 septembre 2020

À la fin des Évangiles synoptiques, un thème revient souvent, celui du jugement de Dieu. Sur quels critères nous juge-t-il et nous jugera-t-il ? Fait-il usage des mêmes lois – civiles ou religieuses – que les hommes ? Ce que proclame le prophète Isaïe de la part de Dieu apporte un éclairage important à ce sujet.

Cherchez le Seigneur tant qu’il se laisse trouver ; invoquez-le tant qu’il est proche.
Que le méchant abandonne son chemin, et l’homme perfide, ses pensées !
Qu’il revienne vers le Seigneur qui lui montrera sa miséricorde,
vers notre Dieu qui est riche en pardon.
Car mes pensées ne sont pas vos pensées,
et vos chemins ne sont pas mes chemins, – oracle du Seigneur.
Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre,
autant mes chemins sont élevés au-dessus de vos chemins,
et mes pensées, au-dessus de vos pensées.

Jésus a souvent tenu les mêmes propos que ceux rapportés par Isaïe. Il a reproché à beaucoup de responsables religieux de son temps et aussi à ses disciples – rappelons-nous ce qu’il disait à Pierre – non seulement de prétendre connaître les pensées de Dieu mais de plus, de s’imaginer un Dieu qui pense comme eux, ce qui est une forme perverse d’idolâtrie. En saint Matthieu au chapitre 20, Jésus prend encore le détour d’une longue parabole pour comparer les pensées de Dieu aux nôtres en ce qui concerne sa manière d’agir avec justice.

Le royaume des Cieux est comparable au maître d’un domaine
qui sortit dès le matin afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne.
Il se mit d’accord avec eux sur le salaire de la journée :
un denier, c’est-à-dire une pièce d’argent, et il les envoya à sa vigne.
Sorti vers neuf heures, il en vit d’autres qui étaient là, sur la place, sans rien faire.
Et à ceux-là, il dit : “Allez à ma vigne, vous aussi, et je vous donnerai ce qui est juste.”
Ils y allèrent. Il sortit de nouveau vers midi, puis vers trois heures, et fit de même.
Vers cinq heures, il sortit encore, en trouva d’autres qui étaient là et leur dit :
“Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ?”
Ils lui répondirent : “Parce que personne ne nous a embauchés.”
Il leur dit : “Allez à ma vigne, vous aussi.”
Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant :
“Appelle les ouvriers et distribue le salaire,
en commençant par les derniers pour finir par les premiers.”
Ceux qui avaient commencé à cinq heures s’avancèrent
et reçurent chacun une pièce d’un denier.
Quand vint le tour des premiers, ils pensaient recevoir davantage,
mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’un denier.
En la recevant, ils récriminaient contre le maître du domaine :
“Ceux-là, les derniers venus, n’ont fait qu’une heure,
et tu les traites à l’égal de nous, qui avons enduré le poids du jour et la chaleur !”
Mais le maître répondit à l’un d’entre eux :
Mon ami, je ne suis pas injuste envers toi.
N’as-tu pas été d’accord avec moi pour un denier ? Prends ce qui te revient, et va-t’en.
Je veux donner au dernier venu autant qu’à toi :
n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mes biens ?
Ou alors ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ?”
C’est ainsi que les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »

À partir de cette parabole, choquante de prime abord, on peut comparer la manière dont s’exercent la justice de Dieu et celle des hommes. Celle-ci peut s’exercer de manière contractuelle et objective, fondée pour tous et pour toutes les situations sur les mêmes critères, avec les mêmes lois et les mêmes codes. Les mêmes tarifs et rétributions sont fixés d’avance. Cette conception de la justice repose sur un droit, une égalité de traitement, des contrats. Elle évolue au fil des juridictions et s’exerce de manières diverses selon les cultures. Cette justice distributive, on la trouve dans l’embauche des ouvriers de la première heure. « Le maître se mit d’accord avec eux sur un salaire d’une pièce d’argent pour la journée, et il les envoya à sa vigne. » Ces ouvriers n’ont donc rien à reprocher au maître du domaine, quand il les rémunère comme prévu, en fin de journée.

La conception de ce qui est juste peut reposer aussi sur des critères de mérite, de compétence ou de responsabilité. Ils sont mieux payés que les derniers. Cette conception demande à être régulée éventuellement par des lois. Elle ne doit pas entraîner ceux qui méritent les meilleurs traitements à des recherches d’enrichissements débridées, à devenir des exploiteurs, alors que peut-être ils côtoient des personnes pauvres qui vivent à leur porte dans la misère. Cela ne doit pas non plus faire régner l’ambiance de compétition et de rivalité, la logique des concours, des conquêtes du pouvoir, des star-systèmes dans les domaines sportifs ou médiatiques, la valeur suprême du « business ».

Le maître de la vigne se comporte autrement avec les ouvriers embauchés en cours de journée. Avec eux pas de contrat de salaire précis : « Je vous donnerai ce qui est juste », leur dit-il. Une attitude qui laisse place à l’imprévu. Elle n’est pas exempte du risque d’être considérée comme un jugement arbitraire. Surprise quand le maître commence à rémunérer les derniers et leur donne le même salaire que celui promis aux premiers. Que s’est-il passé pour qu’il adopte cette attitude et change de logique pour les rétribuer ?

Peut-être laisse-t-il parler son cœur, sa bonté vis-à-vis de ces personnes, faisant appel à un principe d’équité plus que d’égalité juridique. Il a constaté que personne ne les a embauchés. La parabole ne dit pas pourquoi. Nous pourrions imaginer sans difficulté de nombreuses réponses à cette question, en puisant dans notre actualité alors que la législation concernant le travail est d’une extrême complexité. Dans notre société prévaut tellement la logique de l’efficacité, des calculs prévisionnels, du rendement en ce qui concerne la gestion du travail, que la logique de l’équité se trouve souvent discréditée. Tant et tant de gens attendent au long des heures, des jours, des années que quelqu’un les embauche. Ils sont peut-être arrivés en retard. On a peut-être embauché d’abord les meilleurs et laissé de côté les moins efficaces, ceux dont les tests ont été négatifs et dont le rendement est moins bon.

La réaction des ouvriers de la première heure, on l’entend bien souvent aussi aujourd’hui, devant le fait de rémunérer de la même manière ceux qui sont chômeurs et ceux qui travaillent, ceux dont les conditions de travail sont pénibles et ceux dont elles sont légères, ceux qui sont doués et ceux qui sont handicapés. Le maître de la vigne se situe sur un autre plan : comme les parents face aux capacités différentes de leurs enfants, il écoute la voix de la bonté. Ce qu’il dit peut aider à comprendre sa conduite : « Vas-tu regarder avec un œil mauvais parce que moi, je suis bon ? » La parabole laisse entendre que les derniers, les plus petits, les plus démunis sont premiers dans le cœur de Dieu. Sa justice est celle de la miséricorde et non des rétributions rigoureuses ou des décisions pénitentiaires.

On est très sensible aujourd’hui avec raison aux droits de l’homme, mais moins peut-être à leur fondement évangélique. Jésus invite à ajuster la dimension juridique et contractuelle à celle de la bonté, et à pratiquer la « rivalité de respect les uns pour les autres, à ne pas briser l’élan de la générosité, mais à laisser jaillir l’Esprit. » (Rm 12) Il invite à ajuster les droits de l’homme à ceux de Dieu. Les droits de Dieu, le Père de tous, fondent la manière dont Jésus conçoit et vit concrètement la liberté, l’égalité, la fraternité au milieu de ses frères humains. S’il revient au droit humain de fixer des limites aux rapports sociaux, ce droit peut se pervertir dès lors qu’il prétend fixer des limites à l’amour qui fonde la justice de Dieu. En lui pas de justice sans bonté, sans miséricorde. Le droit de Dieu est essentiellement un droit de grâce. Il respecte les règles des contrats humains, mais revendique le droit de les transgresser, qu’ils soient religieux ou non, au nom de son amour. En parcourant les récits évangéliques, on pourrait formuler ainsi en dix phrases courtes un décalogue non pas des commandements de Dieu mais de ses droits.

*Le droit de rester bon quand l’œil de l’homme se fait mauvais.

*Le droit de verser même salaire à l’ouvrier de la onzième heure qu’à celui de la première.

*Le droit de faire briller son soleil sur les méchants comme sur les bons.

*Le droit de soutenir le pauvre sans défense devant le riche sans pitié.

*Le droit de perdre son temps à écouter l’enfant autant que le sage et le savant.

*Le droit d’attendre la moisson pour séparer l’ivraie du bon grain.

*Le droit d’ouvrir sa table à tous ses fils prodigues.

*Le droit de laisser dans le bercail 99 brebis pour partir à la recherche la centième égarée.

*Le droit de pardonner sans limite ni relâche à quiconque demande pardon.

*Le droit de mourir en croix plutôt que de cautionner les intérêts de ceux qui se disent être ses amis.

Saint Paul déclare aux Philippiens qu’il n’a pas peur du jugement de Dieu, car pour lui le critère premier de la justice selon son cœur est la fidélité à l’Évangile de son Fils qui l’a guidé en tout.

C’est ce que j’attends avec impatience, et c’est ce que j’espère.
Je n’aurai à rougir de rien ; au contraire,
je garderai toute mon assurance, maintenant comme toujours ;
soit que je vive, soit que je meure, le Christ sera glorifié dans mon corps.
En effet, pour moi, vivre c’est le Christ, et mourir est un avantage.[…]
Quant à vous, ayez un comportement digne de l’Évangile du Christ

Quand il s’agira de recevoir la récompense, nous serons tous à égalité, les premiers comme s’ils étaient les derniers, et les derniers comme s’ils étaient les premiers. Parce que la pièce d’argent, c’est la vie éternelle, tous jouiront d’une même vie éternelle. (Saint Augustin)

Évangile : selon saint Matthieu Mt 20, 1-16a