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Homélie de Mgr Eric de Moulins Beaufort – 13 mai 2021

Frères et sœurs, nous risquons toujours la confusion qui fut celle des Apôtres de Jésus. Lorsque le Christ évoque le royaume de Dieu et renouvelle la promesse qu’il leur avait faite, ceux-ci entendent « le royaume pour Israël » et nous, nous sommes tentés d’attendre la chrétienté, c’est-à-dire un état social où tous seraient unanimes dans la foi et dans les mœurs. Mais, inlassablement, le Seigneur nous libère de cette illusion : il ne nous a pas promis une société chrétienne parfaite, il nous a promis l’Esprit-Saint, lui-même comme un autre, qui nous est donné pour que, dès ici-bas, sans tarder, dès que possible, nous vivions en fils et en filles du Père, nous vivions selon la charité de Dieu, nous vivions avec pour horizon la résurrection et la communion éternelle.

Saint Paul a remarquablement exprimé cela dans le passage de sa lettre aux Éphésiens qui nous a été proclamé, lorsqu’il commente le psaume 68 : « Il est monté sur les hauteurs, il a capturé des captifs, il a fait des dons aux hommes ». Le temps où nous sommes, le temps entre l’Ascension et la venue glorieuse du Christ, n’est pas un temps vide de la présence de celui-ci. Au contraire. Nous sommes dans le temps où le Christ, incarné, mis à mort, mis au tombeau à cause de nous et ressuscité pour notre vie, ne cesse pas de monter vers le Père en entraînant avec lui toute l’humanité. En certaines phases, en certains lieux, tous le suivent comme d’un seul mouvement ; en d’autres temps et d’autres lieux, – les nôtres, il faut le reconnaître -, l’humanité résiste, à la fois collectivement et en chacun. L’Apôtre qui prend le psaume au sérieux cherche quels dons Jésus fait aux hommes en montant. Ce qu’il comprend bien, c’est que le Christ ne monte pas vers le Père en laissant à ses apôtres un plan d’action détaillé, une règle d’organisation, des écrits pleins de sagesse. Non : « les dons qu’il a faits, ce sont les Apôtres, et aussi les prophètes, les évangélisateurs, les pasteurs et ceux qui enseignent. » Nous pourrions aujourd’hui expliciter encore cette liste en ajoutant les lecteurs et acolytes et les catéchistes. Montant vers le Père en entraînant avec lui l’humanité à laquelle il ouvre la voie, le Christ Jésus, dans sa force souveraine, suscite des hommes et des femmes qu’il donne aux autres comme des dons.

Nous célébrons cela en ce jour, avec vous et pour vous, chrétiens de la Somme. Aujourd’hui, Jésus vous donne notre frère Gérard Le Stang, afin que « les fidèles soient organisés pour que les tâches du ministère soient accomplies et que se construise le corps du Christ, jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à l’unité dans la foi et la peine connaissance du Fils de Dieu, à l’état de l’Homme parfait, à la stature du Christ dans sa plénitude. » Le Christ Seigneur, victorieux de la mort et du péché, ne nous donne pas d’abord des instruments, des explications, des institutions, il nous donne des personnes. Des personnes qui acceptent de se laisser saisir par l’Esprit-Saint, remplir par lui, et par qui nous pouvons en recevoir les dons. Notre frère Gérard Le Stang vous est donné, et vous lui êtes donnés aussi, tous, comme des frères et des sœurs à aimer, mais aussi à organiser, afin que la vie du Christ circule entre vous, afin de vous édifier les uns les autres, afin, non pas tant de fortifier une institution que nous appellerions l’Église mais surtout que vous soyez ensemble le Corps du Christ en croissance et en montée vers le Père, afin aussi, l’Apôtre y insiste, qu’ensemble, vous aidant les uns les autres, vous progressiez les uns et les autres vers l’homme parfait. A nous aussi, évêques, ceux de la Province de Reims mais en réalité à tous les évêques de France et à tous les évêques du monde, le Seigneur donne Gérard Le Stang, comme un don qu’il nous fait pour qu’ensemble nous soyons mieux capables de conduire le mouvement de son Corps. Par lui, le collège des évêques qui succède au collège des Apôtres, se trouve enrichi d’une personne nouvelle, et il sera enrichi par la manière dont notre frère Gérard nous partagera ce qu’il recevra de vous et avec vous.

Comprenons bien cela, frères et sœurs, lorsque nous entendons le Seigneur Jésus envoyer ses Apôtres : « Allez dans le monde entier. Proclamez l’Évangile à toute la création. Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé ; celui qui refusera de croire sera condamné. » Nous ne comprenons bien une parole du Seigneur que lorsque nous parvenons à y entendre une bonne nouvelle, la promesse d’un encore meilleur. Il en va ainsi même lorsqu’il semble à première audition nous accabler d’une tâche impossible : « Proclamez l’Évangile à toute la création » -or, nous éprouvons fortement en ces temps la résistance des cœurs humains- ou lorsqu’il a l’air de formuler une menace : « Celui qui refusera de croire sera condamné » – de telles paroles nous mettent peut-être mal à l’aise, nous préférons le Seigneur doux, compatissant, généreux, ou, pour le dire en termes contemporains : tolérant et ouvert. Mais Jésus n’est pas venu pour améliorer l’humanité avec quelques idées ou perspectives originales ou audacieuses, ni pour y ajouter un peu de tendresse. Il est venu pour ouvrir à l’humanité – et cela veut dire à tous les hommes et à tout être humain – la possibilité d’atteindre sa plénitude, de devenir vraiment lui-même ou elle-même, d’attendre l’état de l’Homme parfait. Il n’envoie pas ses Apôtres dans le monde comme on lance une école philosophique en tâchant d’augmenter le nombre des adeptes. Mais il les envoie permettre à tout être humain et même à toute créature de découvrir que la vie terrestre n’est pas une survie mais une aventure spirituelle.

Il n’y a pas un être humain, il n’y pas même pas une créature qui ne soit digne que l’Évangile, la promesse de Dieu, lui soit annoncée. Or, la bonne nouvelle est celle de Jésus-Christ, le Fils de Dieu qui est venu rejoindre la condition humaine jusqu’à la mort la plus infâmante pour traverser la mort et manifester ainsi qu’il n’y a pas d’être humain dont Dieu le Père ne veuille faire son fils ou sa fille pour toujours, quoi que cet être humain est fait de sa vie, si du moins il accepte d’être rencontré par le Christ Jésus. Tout être humain, au premier chef le pauvre, l’abîmé, le dépendant, et même toute créature mérite de recevoir la bonne nouvelle de Jésus, le Fils bien-aimé qui a donné sa vie et est ressuscité pour que tous aient part avec lui à la plénitude de la vie dans le Père. Tout être humain et, en un sens qu’il faudrait préciser, toute créature a la liberté d’adhérer à cette bonne nouvelle et de s’y refuser. Voilà pourquoi les Apôtres sont envoyés : pour que tout être humain puisse au moins entendre que Jésus aspire à s’approcher de lui ou d’elle et à le recevoir comme un frère ou une soeur. Voilà pourquoi l’Église est envoyée en ce monde : certes pas pour que quelques-uns puissent se réjouir d’être sauvés en regarder les autres être condamnés, mais au contraire pour que tous ceux et toutes celles qui reçoivent la bonne nouvelle de Jésus participent à la tâche du Seigneur lui-même pour la rendre audible, acceptable, attrayante, consolante, pour les plus endurcis. La bonne nouvelle ne se prouvera pas par le nombre des condamnés, mais par la pleine réussite de l’œuvre du Christ qui affronte la mort pour dépasser toute résistance des libertés humaines, sans jamais empêcher, en stimulant plutôt cette liberté. Par là-même, Jésus, il est vrai, transforme l’existence humaine ; il en fait une destinée spirituelle ; il oblige chacun à prendre position en ce monde. Face à Jésus, nul ne peut échapper à cette interrogation : mènes-tu ta vie selon la force de l’habitude, en vue de survivre, en cherchant ton plaisir, ou la conduis-tu, de manière consciente ou pas encore consciente mais en le désirant, pour servir ? Mènes-tu ta vie pour toi-même tout seul ou peux-tu accepter de participer à la communion plus grande où tous seront en tous, par la grâce de Dieu ? Pourrais-tu te reconnaître pauvre, abîmé, dépendant, et accueillir alors ce que le Fils unique vient t’apporter ? Pourrais-tu accepter de te reconnaître pécheur, c’est-à-dire obstacle à la joie de tous, de sorte que celui-là, Jésus de Nazareth, fils d’Adam, fils d’Abraham, fils de David, mais non moins Fils de Dieu, puisse venir à ton secours et te réintégrer dans le mouvement de tous vers le Père ?

Si donc Jésus, comme nous le célébrons aujourd’hui avec l’Église entière « est enlevé au ciel », il ne nous quitte pas. Au contraire, il nous assure de sa présence à tous et à chacun de nous, dans la mesure même où nous nous laissons habiter par son propre mouvement. S’il nous donne des pasteurs qui doivent être en lui des ministres, c’est-à-dire des serviteurs, évêques, prêtres et diacres et aussi d’autres serviteurs, ce n’est pas pour compenser son absence, mais pour manifester sa présence. Les signes que Jésus énumère : expulser les démons, parler des langues nouvelles, prendre en main des serpents, boire des poisons et n’en éprouver aucun mal, mais encore imposer les mains aux malades, nous pouvons les comprendre comme des miracles spectaculaires, et nous en rêvons parfois, mais il est sans doute plus simple et plus juste de comprendre que nous les vivons en chaque sacrement et même en chaque acte de foi, d’espérance et de charité que nous posons. Car, le Seigneur ne nous promet certes pas de subjuguer les foules par des prodiges de foire. Bien plutôt devons-nous grandir dans la foi que chaque sacrement est une victoire sur la peur, sur l’envie, sur le désespoir, sur la haine puisqu’il célèbre la victoire du Crucifié et la promesse que nous pouvons être rendus capables d’aimer, même un peu, et chaque acte où nous mettons en œuvre la foi, l’espérance et la charité, est en nous la résurrection qui se déploie par la force de l’Esprit-Saint. Catholiques de la Somme, la fraternité dans laquelle l’Esprit-Saint que vous avez écouté ensemble en synode diocésain vous appelle à grandir et à laquelle il vous demande de donner une forme visible dans des fraternités de proximité est et sera le grand signe que vous pourrez donner à vos frères et sœurs en humanité. Vous montrez et montrerez par là à beaucoup que ce qu’ils vivent de fraternité déjà les prépare à la plénitude de Dieu. « Allez dans le monde entier. Proclamez l’Évangile à toute la création ». La tâche est immense et elle est exaltante et consolante. Nous avons la rude tâche d’inviter les humains à élever leur niveau spirituel, mais nous le faisons dans la victoire du Christ Jésus qui peut se saisir du moindre mouvement de liberté pour hisser chacun vers le Père.

Frères et sœurs, les évêques ici réunis avec moi, tous en communion avec le successeur de Pierre, sommes heureux d’intégrer notre frère Gérard dans le collège où le Christ nous a placés pour le service de son Corps et nous sommes heureux de célébrer avec vous le don que le Seigneur vous fait en lui. A vous, cher Gérard, le seul conseil que je puisse vous donner en ce jour avec mes frères évêques est contenu dans un seul nom : soyez, comme vous l’êtes, un vrai « Théophile ». Aimez Dieu parce qu’il vous aime, recevez chaque jour « tout ce que Jésus a fait et enseigné » et partagez-le sans réserve avec les frères et sœurs à qui le Seigneur vous envoie ; organisez-les, veillez à ce que les tâches du ministère soient accomplies, et que ce que soit toujours en laissant se déployer en vous et dans les autres le mouvement du Seigneur Jésus qui monte vers le Père. Vous, frères et sœurs, de la Somme, avec les prêtres et les diacres, tous et chacun selon la part qui vous est donnée ou demandée, entendez l’exhortation que l’apôtre depuis sa prison nous adresse : « Ayez beaucoup d’humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour ; ayez soin de garder l’unité dans l’Esprit par le lieu de la paix ». Notre Église aujourd’hui peut nous sembler affaiblie, elle n’est plus la force sociale qu’elle a été et, pourtant, plus que jamais, elle est appelée, nous sommes appelés en elle, à vivre intensément du mouvement victorieux du Christ, à répondre à l’appel du Seigneur qui monte vers le Père, car « à chacun d’entre nous, la grâce a été donnée selon la mesure du don fait par le Christ » pour la croissance de l’humanité entière et de chaque être en elle et par elle,
Amen.