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Le Pater en breton, quatre siècles de variation

Depuis le 3 décembre dernier [2017], premier dimanche de l’Avent, le texte de la prière du Notre Père en français a été légèrement modifié. La phrase « Et ne nous soumets pas à la tentation » de la traduction de 1966 est désormais remplacée par « Et ne nous laisse pas entrer en tentation », pour se conformer à la nouvelle traduction de la Bible liturgique (en français) de 2013.

A cette occasion, il nous a paru intéressant de publier à nouveau l’article du chanoine Pierre-Jean Nédélec, ancien archiviste diocésain, publié dans le n°47 (1978) des Kaierou Kenvreuriez ar Brezoneg, sur quatre siècles de variations du Notre Père en langue bretonne. En effet, la première traduction du Pater Noster en breton dont nous avons conservé la trace écrite date de 1576. Elle a été publiée en moyen-breton* sous une forme versifiée par un prêtre de l’évêché de Cornouaille, Gilles de Kerampuil, alors recteur de Cléden-Poher, dans sa traduction en breton du catéchisme de saint Pierre Canisius : Catechism hac instrvction egvit an catholicquet.

L’article du chanoine Nédélec montre l’existence de deux traditions parallèles au cours des quatre derniers siècles, l’une en Cornouaille (et en Vannetais), l’autre en Léon et en Trégor, et examine les emprunts autrefois faits au français, notamment celle très étonnante du pehini dans la première phrase du Pater (« Hon Tad pehini zo en env »), utilisé comme pronom relatif alors qu’il s’agit normalement en breton d’un pronom interrogatif (signifiant qui ?, ou lequel ?). Le chanoine Nédélec conclut son article en constatant l’identité presque parfaite entre le texte de Gilles de Kerampuil en 1576, et celui de l’“Ordinal an overenn” de 1965. Dans la mesure où lors de son décès, en 1971, le chanoine Nédélec n’avait pas achevé son article, nous nous sommes permis d’y ajouter quelques compléments (notamment quelques précisions entre crochets pour en faciliter la compréhension, et des notes de référence pour expliciter les ouvrages cités) qui, nous l’espérons, respectent l’esprit de son travail.

P. Hervé Queinnec

* Le moyen-breton commence au 11e siècle, à la fin de la période du vieux-breton, et s’étend jusqu’au milieu du 17e siècle, lorsque le père Julien MAUNOIR, dans son Sacré Collège de Jésus (1658), propose l’abandon des vieilles graphies traditionnelles pour rapprocher l’orthographe de la langue parlée, ce qui ouvre la période du breton moderne.


« Le Pater en breton, 4 siècles de variation »

par Pierre-Jean Nédélec (†)
(dans Kaierou Kenvreuriez ar Brezoneg, n°47, 1978, p. 13-21).

« Les variations sont de peu d’amplitude, mais elles ont été nombreuses. Ce n’est pas seulement dans le domaine de l’orthographe, où l’on sait quel mal ont les Bretons, au moins depuis trois siècles, à s’accorder. Ce que nous présentons ici ce sont quelques-unes des vicissitudes du texte même, en prenant comme point de départ le premier texte imprimé du Pater en breton, celui de Gilles de Kerampuil († 1578). Recteur de Cléden-Poher – il écrivait encore “Cledguen Pochaer” – qui publia en 1576 une traduction du catéchisme latin de Saint Pierre Canisius (1) ; encore avait-il composé auparavant une paraphrase en vers du Pater (2), imprimée en 1568 dans un livre d’heures bretonnes et latines (3).

A travers des douzaines de textes jalonnant les 4 siècles qui nous séparent de ce vénérable et discret messire, nous retenons spécialement le Bienheureux Maunoir en 1659, le Rituale Corisopitense de Monseigneur de Ploeuc en 1722, réédité tel quel en 1786 et 1823, Tenzor ar Gristenien de l’abbé Talgorn, Recteur de Melgven, 2ème édition 1840 (4) ; les Kanaouennou Santel de l’abbé Henry en 1842 et 1865, deux livres de l’abbé Calvez, vicaire à Lanhouarneau en 1838, Recteur du Folgoët en 1843 : “An ene fervant” et “Ar mysteriou”.

On remarque la formation d’un courant cornouaillais et d’un courant léonard. Le premier s’origine au Bienheureux Maunoir et se continue jusqu’au 20ème siècle.

Aux deux bouts de cette chaîne de 4 siècles, mettons face à face  : Catechism 1576 et Ordinal an overenn 1965.

1. On Tat pe heny so en nefvou
2. ho hann bezet sanctifiet
3. deuet ho raouantelez
4. ho volontez bezet graet
5. en douar euel en nefve.
6. Roit dimp hiziu hon bara pemdezyec
7. Ha pardonet dimp hon offansou
8. Evel ma pardonomp
9. da nep an deueux hon offanset
10. Ha n’on leset da couezo
11. En temptation
12. Hoguen hon dilivrit vez an drouc
Amen, a dal quement evel se bezet graet.
On Tad hag a zo en neñv
hoh ano bezet santelleet
ho rouantelez deuet deom
ho polontez bezet grêt
War an douar evel en neñv.
Roit deom hirio or bara pemdezieg
ha pardonit deom on ofansou
evel ma pardonom
d’ar re o-deus on ofanset
Ha n’on lezet ket da goueza
en tentasion
med on dilivrit diouz an droug
  (5).

Ce qui est frappant, sans avoir été voulu, c’est de voir combien le dernier texte est proche du premier. Les différences sensibles dans les trois premières lignes, à commencer par cet étonnant pehini, le plus extraordinaire exemple d’une contamination grammaticale que plusieurs siècles d’usage dans la prière de tous les jours n’ont pas réussi à faire passer dans la langue parlée. Nous ne savons pas si G. de Kerampuil a introduit – ou s’il a reproduit – dans le Pater, et ce pehini et le sanctifiet de la première demande. Toujours est-il que l’un et l’autre termes sont restés dans l’usage – et ce dans les quatre évêchés – jusqu’à nos jours : ils n’ont disparu du catéchisme de Quimper qu’en 1943 (6), vingt ans après que le Leor-Oferenn du Chanoine Uguen (7) eut osé aborder le pehini. Cet avatar si durable illustre à merveille la francisation profonde de nos clercs les plus instruits et, le plaisir qu’ils avaient – et les non instruits l’avaient aussi – à truffer leur breton d’emprunts au français et au latin (8), et leur maigre souci de se faire comprendre du peuple dans leurs plus beaux morceaux d’éloquence. (Dans la conversation familière, c’était évidemment tout différent : style, ton, vocabulaire ; mais dès qu’il s’agissait de choses relevées, il était exclu que ce pût être exprimé en pur breton, [que les élites de ce temps considéraient comme un] langage barbare et inculte qu’il était nécessaire d’amender).

[1] Les deux traditions

A mettre d’emblée en parallèle les deux extrémités de la chaîne, on ne peut soupçonner les variations intermédiaires, partagées en deux courants qui seront très curieusement entremêlés au XIXème siècle et même au XXème siècle, à cause de la réunion en un seul évêché de la Cornouaille et du Léon.

Pour qu’on ne s’exagère pas l’importance de ces variantes, situons-les tout de suite. Du Pater de Gilles de Kerampuil une bonne partie demeure invariable, si on ne tient pas compte des hésitations ou des fantaisies orthographiques.

Nous aurons le plus beau coup d’œil avec les deux versions publiées la même année, 1873, d’un commentaire du catéchisme diocésain, qu’on avait déjà unifié. Il s’agit de Explication euz ar c’hatekis. L’un des titres ajoute : “evit escopti Kerne” ; l’autre “evit escopti Leon”. Le texte suivi du Pater est identique dans les deux éditions, et c’est la version léonaise. Mais, dans le commentaire destiné à la Cornouaille, la vieille version reparaît, fidèle au texte du Rituale Corisopitense (9) de Monseigneur de Plœuc (10) en 1722, reproduit en 1786 et en 1823.

Hon Tad pehini zo en env
hoc’h hano bezet santifiet
roit deom ho rouantelez
ho polonte bezet grêt
en douar evel en env
Roit deomp hirio hor bara pemdeziec
ha pardonit deomp hon offansou
evel ma pardonomp da neb
en deus hon ofanset
Ha n’hon abandonit ket
d’an dentacion
mes hon dilivret a zrouc
(11).
Evelse bezet gret.

 Ho rouantelez deuet deomp
 
var an douar
 
 
d’ar re o deus
 
ha na bermetit ket
e kouezzemp e tentasion
Hogen hon dilivrit diouz an droug
(12).

Le vieux texte cornouaillais subsistera dans les Kantikou du diocèse jusqu’à la refonte du recueil en 1942, mais ce n’était plus ce qu’on apprenait au catéchisme, officiellement du moins.

[2] Quelques textes du Pater en breton du 16e siècle au 20e siècle

I. Gilles de Kerampuil, recteur de Cledguen-Pochaer, traduisit en breton le catechismus parvus [petit catéchisme] de Saint Pierre Canisius († 1597). Ce livre fut imprimé en 1576. Il contient les prières traditionnelles : Pater, Ave, Credo, Confiteor. Huit ans plus tôt, le même recteur avait donné dans un livre d’heures bretonnes et latines une paraphrase en quatrains des mêmes prières. Les variantes entre les deux textes ont intéressantes surtout pour l’histoire de la langue, parfois aussi pour le texte lui-même de ces prières.

Remarques générales : La première observation qui vient à l’esprit, c’est celle de La Villemarqué, l’auteur du Barzaz Breiz, écrivant en 1842, comme introduction aux Kanaouennou Santel de l’abbé Henry, une étude de 24 pages intitulée : “Avenir de la langue bretonne”. Il citait les appréciations peu flatteuses, allant du Père Maunoir à Laennec et à Brizeux, sur l’incurie du clergé breton vis-à-vis de sa langue et les altérations françaises introduites par lui dans ses prédications et ses écrits.

On peut se demander si le premier à donner autorité à ces “altérations” de vocabulaire et de syntaxe n’est pas précisément ce Gilles de Kérampuil qui, d’une part, se déclare “nourry entre Françzoiz et autres nacions” et, d’autre part, semble systématiquement introduire le plus de mots français possible, dont il a soin tout de même d’indiquer en marge les équivalents bretons.

Le recteur de Cléden-Poher ne fut certainement ni le premier, ni le dernier, à truffer son breton d’emprunts au français ou au latin, mais peut-être la diffusion de son Catechism a-t-elle donné crédit à cette façon de jargonner savamment qui a fait flores.

La syntaxe du breton fut-elle malmenée autant que le vocabulaire ? Certes pas ; mais il y a tout de même le cas déplorable du pehini au début du Pater. Nos clercs, si familiarisés avec le latin et le français, se sont avisés de traduire un “qui” relatif comme un “qui” interrogatif, et ils sont réussi à faire apprendre cette tournure étrangère au breton par des générations de braves gens qui ne parlaient jamais de cette manière. Le premier texte approuvé officiellement qui éliminera cet intrus de pehini sera le Leor-Oferenn du Chanoine Uguen en 1922 que suivra le Leor Pédennou ha Kantikou propre à la région de Gourin-Faouët (partie cornouaillaise du diocèse de Vannes) (13). Première édition en 1924. Ce qui n’a pas empêché les catéchismes, jusqu’en 1943, de continuer à répandre le “traditionnel” pehini.

II. 1659 Le Père Maunoir, dans son Sacré Collège de Jésus (14) .

“Ar pedeirvet class eus ar Collech Sacr Jesus Christ”, p. 66-67, “an explication eus an oraeson dominical”.

HON Tad pehini so en ên, oc’h hano bezet sanctifiet,
roit deomb ho rouantelez,
ho volonté bezet gret en douar eguis en ên
Roit deomb hirio hor bara pemdeziec.
Hor pardonit hon offançou, eguis ma pardonnomp da re o deus hon offancet.
Na bermettit quet e vemp fezet gant temptation, mez hon dilivrit eus an drouc.

III. 1722-1786-1823 : Rituale Corisopitense (9)

Hon Tad, pehini so en En, hoc’h hano bezet santifiet. Roet deomp ho rouantelez. Ho polontez bezet grêt en Douar evel en En.
Roet deomp hirio hor bara pemdeziec. Ha pardonet deomp hon offançou, evel ma pardonnomp da nep en deus hon offancet.
Ha n’hon abandonet quet d’an dentacion. Maes hon delivret a zrouc.
Evel-se bezet grêt.

[Ce texte sera repris quasiment sans modification en 1840, dans Talgorn, Tenzor ar Gristenien (15) :

Hon Tad pehini so en êe,
Hoc’h hano bezet santifiet,
Roït deomp ho rouantelez,
Ho polontez bezet graet en douar evel en êe.
Roït deomp hirio hor bara pemdiziec
Pardonit deomp hon offançou evel ma pardonomp d’ar re o deus hon offancet,
Na bermetit quet evemp trec’het gant an dentation ;
Maes hon delivrit a zrouc. Evelse bezet graet
.]

IV. [1873] Explication euz ar c’hatekiz evid eskopti Kerne – Id., evit eskopti Leon

Hon Tad pehini zo en Env, hoc’h hano bezet santifiet,
ho rouantelez deuet d’eomp,
ho polontez bezet great var an douar evel en Eê.
roit d’eomp hirio hor bara pemdeziec ; ha pardonit d’eomp hon offansou
evel ma pardonomp d’ar re o deus hon offanset.
ha na bermetit ket e kouezzemp e tentation ;
Hogen hon dilivrit diouz an drouc.

C’est là la version du Léon [1873] (12), reproduite dans les deux éditions. Mais, chose curieuse, la vieille version cornouaillaise, qu’on a lue ci-dessus, reparaît dans les commentaires question par question.
Ainsi : roit d’eomp ho rouantelez – n’hon abandonit ket d’an dentasion – hon dilivrit a zrouk.

V. En 1826, nous avons encore le Pater de Le Gonidec dans le Katekiz historik, édité à Angoulême (1826), traduction du Catéchisme de Fleury (16).

Hon Tâd pehini a zô enn Énvou,
da hanô bezet meûlet,
da rouantélez deûed d’é-omp,
da ioul bézet gréat
war ann douar ével enn Énv.
Rô d’é-omb hiriô hor bara pemdéziek ;
distaol d’é-omp hor gwall-ôberiou
ével ma tistaolomp d’ar ré hô deûz gwall-c’hréat enn hor c’hénver ;
ha n’hol laosk kéd da gouéza é gwall-ioul,
hôgen hon mir diouc’h drouk.
Ével-se bézet gréat.

An Aotrou Ch. Bris, “Reflexionou profitabl var ar finveziou diveza” (17) :

Hon tad pehini so en eêvou,
hoc’h hano bezet sanctifiet,
Ra vezo ho rouantelez dinesseet.
Ho volontez bezet grêt
var an douar evel en eê.
Roït deomp hiryo hor bara pemdezyec
Pardounit deomp hon offançou
evel ma pardounomp d’ar re pere o deus hon offanset,
ha na bermetit quet e couezzemp e temptation
Maes hon dilivrit dious pep drouc. Amen.

Henry, 1842 et 1865 (18) :

Hon Tad pehini a zo enn envou,
hoc’h hano bezet santifiet,
Ho rouantelez deuet d’eomp.
Ho polontez bezet great
war ann douar evel enn env.
Roit d’eomp hirio hor bara pemdesiek,
ha pardonit d’eomp hon offansou,
evel ma pardonomp d’ar re ho deuz hon offanset,
Ha n’hor lezit ket da gweza enn dentasion,
hoghen hon dilivrit a zrouk. Evelse bezet great.

1838, Calvez, Vicaire à Lanhouarneau, “An ene fervant”
1843, Calvez, Recteur au Folgoët, “Ar mystériou” (19) :

Hon Tad pehini so en Ên (a zo èn Eê),
hoc’h hano bezet santifiet,
ho rouantelez deuet deomp,
ho polontez bezet great var an douar evel èn Ên (Eê).
Roit deomp hiryo (hirrio) hor bara pemdeziec
Pardonit deomp hon offançou
evel ma pardonomp d’ar re pere o deus hon offancet,
ha na bermetit qet e couezzemp e tentation ;
hoguen hon delivrit diouz an drouc
(maes hon délivrit à zrouc). Evelse bezet great.

1879-1904, Levr a gelennadurez Kristen, Mgr Nouvel (20)  :

Hon Tad pehini zo enn env,
hoc’h hano bezet santifiet,
ho rouantelez deuet d’eomp,
ho polontez bezet great var an douar evel enn env.
Roit d’eomp hirio hor bara pemdeziek,
ho pardounit d’eomp hon offansou
evel ma pardounomp d’ar re o deus hon offanset,
ha na bermettit ket e kouezfemp e tentasion,
mes hon dilivrit diouz ann droug. Evelse bezet great.

Les Kantikou 1888 (21) :

“Roit d’eomp ho rouantelez… d’an nep… n’on abandonnit ket d’an dentasion, mes hon dilivrit a zroug”
Version cornouaillaise.

Leor oferenn Le Gall 1903 (2e édition) : Comme Nouvel [Levr a gelennadurez kristen], sauf “en dentasion”.

1897, Ar Bibl Santel – iez Treger (22) :

Math 6, 9-13 :
Hon Tad pehini a zo en envou,
da hano bezet santifiet ;
Ra zeui da rên
ra vo da volonte groet var an douar evel en env :
Ro deomp hirio hon bara pemdeziek
Pardoun deomp hor pec’hejou
evel ma pardounomp ive d’ar re n’euz hon offanset
Ha n’hon hench ket en dentasion,
mes hon diwal a zroug ;
rag did eo a ren, ar galloud, hag ar gloar, da viken. Amen.

Luc 11, 2-4 :
Hon Tad pehini a zo en env,
da hano bezet santelaet,
deued da rouantelez,
da volonte bezet groet var an douar evel en env ;
ro deomp bep deiz hon bara pemdeziek,
pardoun deomp hor pec’hejou,
rag ni a bardoun ive d’ar re holl ho deus groet drouk deomp,
ha n’hon lez ket da gweza en dentasion,
mes mir ac’hanomp a zrouk.

An Testamant Nevez, 1886 (23) :

Maze : deuet da rouantelez

Lukas : Ra zeuio da rouantelez,
ro deomp bemdez or bara
ive d’ar re holl ho deus hon offanset
mes delivr ac’hanomp euz an drouk.

[3] Révision du texte du Pater

La question d’une pareille révision est la plus délicate de toutes. Il y a 60 ans [vers 1910], il suffisait que les évêques donnent l’ordre et que le clergé veuille l’appliquer. La preuve en est que la chose se fit en Cornouaille finistérienne, par le biais du catéchisme.

Aujourd’hui [en 1971], pour les bretonnants de tradition, qui sont encore si nombreux, on ne peut songer à modifier le texte qu’ils ont mémorisé dans leurs années de catéchisme et dont il y a 4 ou 5 formules. Cependant, pour la liturgie, si on veut aboutir à un texte chanté en breton, n’est-il pas possible de réaliser enfin une version unique ?

Le seul point qui fasse vraiment difficulté est dans les versets de la fin et le seul mot qui choque les amateurs de breton pur est celui de tentasion, suivi à peu de distance de dilivrit. Cependant [comme on l’a vu], que d’autres variantes, dont on peut retracer les filiations depuis 4 siècles !

Le plus surprenant, c’est, quand on prend les deux bouts de la chaîne, de constater l’identité presque parfaite entre le texte de Gilles de Kerampuil en 1576, et celui de notre “Ordinal an overenn” en 1965 [voir plus haut]. De différence sensible, il n’y en a qu’au début, et encore faut-il reconnaître que les deux mots “pehini” et “sanctifiet” sont restés en usage jusqu’à nos jours et ce dans les quatre dialectes [bretons].

Voici le texte de G. de Kerampuil, ou mieux ses textes, car il donne deux versions du Pater dans le même ouvrage ; la première dans la traduction du Catéchisme latin de P. Canisius, la seconde dans la traduction d’un abrégé pour le prône, qui était l’œuvre du Curé parisien de Saint-Eustache, R. Benoit (24). Nous mettons le tout en orthographe actuelle ; entre parenthèses les variantes de la deuxième version.

    On Tad pehini so en nenvou
1. Hoh ano bezet santifiet
2. Deuet ho rouantelez
3. Ho volontez bezet graet en (war an) douar evel en nenv.
4. Roit deom hirio or bara pemdezieg
5. Ha pardonit deom on ofansou
     evel ma pardonom da neb en deveus on ofanset
6. Ha n’on lezit da goueza en tentasion
(Na bermetit ket ez vem faezet en neb tentasion)
Hogen on dilivrit euz an droug (a beb droug).

On eût aimé avoir le texte du Pater de Saint Yves, 3 siècles plus tôt, et combien plus encore celui des vieux saints ! Toujours est-il que les variantes du recteur de Cléden-Poher portent, comme par hasard, sur le verset qui fait encore couler tant d’encre.

Moins d’un siècle après, en 1659, le P. Maunoir, dans son Sacré Collège de Jésus, suit pour ce verset la deuxième version de Kerampuil : “Na bermetit ket e vem faezet gand tentasion”, mais de plus au verset 2, il donne une variante “Roit deom ho rouantelez” qui se maintiendra en Cornouaille jusqu’au 20ème siècle.

A partir de quand les Évêques de Bretagne bretonnante ont-ils prescrit une version officielle ? On en constate l’existence au 18ème siècle, mais peut-être en existait-t-il avant. Le Rituale Corisopitense de 1722 donne le texte pour les prières du prône : le même que reproduisent les Kantikou du début du 20ème siècle. Il porte au verset 2 : “Roit deom ho rouantelez” puis, aux v. 6 et 7 : “Ha n’on abandonit ket d’an dentasion, mez on delivret a zroug”.

Il semblerait qu’il y ait un courant Bretagne méridionale et autre Bretagne septentrionale. Car le texte vannetais du 18ème siècle est proche du Cornouaillais, avec sa note à part cependant :

v. 2 “Ho rouanteleh degaset dem”
puis au v. 6, “Ne gaset ket ahanom d’en tentasion, mez hon delivret ag en droug” (Depuis 1828, on a : “N’hon delansquet quet en”).

En revanche, Léon et Tréguier s’accordent pour le v.2 “Ho rouantelez deuet deom” et le v.6 “Na bermetit ket e kouezfem e tentasion” (treg : en dentasion).

Les deux courants qui se sont maintenus jusqu’à présent, se distinguent donc au v. 2.et surtout au v. 6. Et c’est ce “Et ne nos inducas in tentationem” qui nous donne encore du fil à retordre. La version de Bretagne-Nord [Na bermetit ket e kouezfem e tentasion] n’est certainement pas la plus élégante ! Un moment même, en 1827, le Catéchisme de Léon ajoute cette autre énormité : “Evel ma pardonom d’ar re pere o deus on ofanset” (25) . »

Pierre-Jean Nédélec (†)

(article inachevé par le décès du chanoine Nédélec le 1er juin 1971)


Complément

Le texte actuel du Notre Père en breton date de 1969 (« Urz nevez an Overenn », publié dans la revue Bleun-Brug n°177, de mai-juin 1969) :

On Tad hag a zo en neñv,
hoc’h ano bezet santeleet,
ho rouantèlèz deuet deom,
ho polontez bezet greet,
war an douar evel en neñv.
Roit deom hirio or bara pemdezieg.
Pardonit deom or pehejou,
evel ma pardonom
d’ar re o deus manket ouzom,
ha n’on lezit ket da goueza en tentadur,
med on diwallit diouz an droug.
Amen.

Cette prière du Notre Père peut se conclure par la doxologie suivante : Deoc’h ar rouantelèz, Aotrou Doue, deoc’h péb galloud ha péb gloar da virviken. Quelques variantes existent également : Dimp plutôt que Deom(p) en Trégor, ou Pehedou en Vannetais à la place de Pehejou.

Roger Abjean a composé deux mélodies et Michel Scouarnec une troisième pour en permettre le chant ; les trois partitions ont été rééditées en 2011 dans Musikou Kantikou Brezoneg a-viskoaz hag a-vremañ / Recueil de partition de Cantiques Bretons de toujours et d’aujourd’hui (éditions Minihi Levenez), et sont également consultables dans les pages Kantikou du site internet diocésain.

La version de 1969 a remplacé la version provisoire de l’« Ordinal an Overenn » de 1965 (dont le texte figure dans l’article ci-dessus), proposée par la Commission interdiocésaine des textes liturgiques en breton mise en place dès 1964 ; celle-ci avait suggéré de conserver la traduction en usage, et notamment les deux dernières phrases : Ha pardonit deom on ofansou evel ma pardonom d’ar re o-deus on ofanset. Ha n’on lezit kéd da goueza en dentasion, met on dilivrit diouz an droug. Mais elle proposait aussi une autre finale possible : Pardonit deom or pehejou, evel ma pardonom d’ar re o deus pehet ouzom, ha n’on lezit da goueza en tentadur, met on dieubit euz an droug, sans parvenir à un consensus *.

Pour la dernière phrase, c’est finalement la formule révisée du catéchisme de Quimper de 1943, également publiée en 1946 par l’abbé Pierre-Jean Nédélec dans son Kantikou Brezonek Eskopti Kemper ha Leon **, qui l’emportera : Ha n’on lezit ket da goueza en tentadur, med on diwallit diouz an droug.

Le changement récemment apporté à la traduction française n’a évidemment aucune incidence sur le texte actuel du Notre Père en breton, puisque la phrase « Ha n’on lezit ket da goueza en tentadur » (Et ne nous laissez pas tomber en tentation) traduit bien le texte grec et latin : καὶ μὴ εἰσενέγκῃς ἡμᾶς εἰς πειρασμόν – Et ne nos inducas in tentationem. De plus, « entrer » n’a pas tout à fait le même sens en français et en breton (mond e-barz, ou dond e-barz en tentadur… ne voudrait rien dire en breton !).

P. Hervé Queinnec

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NOTES :

(1) Gilles de Kerampuil, Catechism hac instrvction egvit an catholicquet, Meurbet Necesser en Amzer presant, Eguit quelen, ha discquifu an Iaouancdet [Catéchisme et instruction pour les catholiques, tout à fait nécessaire en ce temps présent pour instruire et enseigner la jeunesse], Paris, 1576.
(2) Ce texte paraphrasé et versifié du Pater a été reproduit dans la revue Pax de Landévennec (n°82, avril 1970, p. 56-57), puis publié dans les Kaierou Kenvreuriez ar Brezoneg (n°48, 1978, p. 18-25), avec l’orthographe originale et sa transcription en orthographe contemporaine.
(3) Les mots Horae, Heures, d’où Heuryou en breton, désignaient à cette époque les livres de prière.
(4) Jean-François Talgorn (1785-1848), Tenzor ar Gristenien, E Landerne, E ty P.B. Desmoulins, 1840, p. 304-323.
(5) A un mot près, santelleet au lieu de santifiet, ce texte du « Notre Père » de l’Ordinal an overenn 1965 est celui publié par l’abbé Pierre-Jean Nédélec dans la première édition de son Kantikou Brezonek Eskopti Kemper ha Leon, Brest, Moulerez ru ar C’hastel, 1942, p. 8.
(6) Va c’hatekiz krenn, Paris, Tolra, 1943, p. 106 ; et Va c’hatekiz bihan, Paris, Tolra, 1943, p. 3. (Par modestie, l’abbé Nédélec ne cite pas ici son Kantikou Brezonek Eskopti Kemper ha Leon [2e édition avec chants notés], Kemper, Guivarc’h / Le Goaziou, 1946, p. 17).
(7) Jean-Marie Uguen (supérieur du petit séminaire de Pont-Croix), Leor neves an oferen hag ar gousperou, e latin hag e brezoneg evit eskopti Kemper, Kemper, E ti an aotrou Le Goaziou, 1922, p. 2.
(8) Ce breton farci de gallicismes sera surnommé plus tard (péjorativement) le « brezoneg beleg » ou « breton d’Église », jusqu’à l’effort de purification engagé au milieu du XIXe siècle – à la suite du Barzaz Breiz de La Villemarqué – par l’abbé Jean-Guillaume Henry dans ses Kanaouennou Santel. Par contraste, ce breton purifié mais un peu élitiste d’un clergé désormais soucieux de supprimer les emprunts inutiles au français, sera nommé le « brezoneg gador » c’est-à-dire « breton de chaire » (à prêcher).
(9) Rituale corisopitense, editum anno 1722, & de novo typis mandatum anno 1786, [Quimper, chez Perier ?], 1722 ; Corisopiti [Quimper], Y.J.L. Derrien, 1786, p. 183.
(10) François-Hyacinthe de Plœuc, Évêque de Quimper de 1707 à 1739.
(11) Explication euz ar c’hatekiz pe abreje euz ar feiz evit eskopti Kerne, Kemper, A. de Kerangal, 1873, (275 p.) ici p. 217-218.
(12) Explication euz ar c’hatekiz pe abreje euz ar feiz evit eskopti Leon, Kemper, A. de Kerangal, 1873, (248 p.) ici p. 77-78.
(13) Leor pédennou ha kantikou escopti Guéned : evit bro Gourin hag ar Faouet. É Guéned, Moullerez Galles, 1924 : Hon Tad a zo en nenv, ho hano béza santifiet, reit d’imp ho rouantélez, ho polontez bézet greit var an douar ével en nenv. – Reit d’imp hirio hor bara pemdéiek ; pardonet d’imp hon ofansou ével ma pardonamb d’ar ré o deus hon ofanset, ha n’hon lézit ket da goéhel én dentasion, mes hon diouallit a zroug. Evelsé bézet greit.
(14) Julien Maunoir, s.j. (1606-1683), Le Sacré college de Iésvs, A Quimper-Corentin, chez Iean Hardovyn, 1659. (Cet ouvrage est à la fois un catéchisme, une grammaire bretonne et un dictionnaire).
(15) L’article publié dans les Kaierou Kenvreuriez ar Brezoneg de 1978 ne donnait pas le texte du Pater dans Tenzor ar Gristenien (p. 304-323), pourtant annoncé par le chanoine Nédélec dans l’introduction de son article (cf. note 4). Nous nous sommes permis de réparer cet oubli.
(16) Claude Fleury (1640-1723), Katekis historik e pehini e kaveur e berr gomsiou ann Histor Santel hag a gelenadurez gristen [Catéchisme historique dans lequel on trouve en raccourci l’Histoire Sainte et l’enseignement chrétien], trôet e brézounek gant I.F.M.M.A. Le Gonidec, Angoulême, F. Trémeau, 1826, p. 75-76.
(17) Charles Le Bris (1664-1736), Reflexionou profitabl var ar finveziou diveza eus an den evit instruction ar bopl [Réflexions profitables sur les fins dernières de l’homme pour l’instruction du peuple], E Quemper, E ty Sion-Marie Perrier, 1746, p. 392-399.
(18) Jean-Guillaume Henry (1803-1880), Kanaouennou santel dilennet ha reizet evit eskopti Kemper [Chansons saintes choisies et corrigées pour le diocèse de Quimper], Sant-Briek, E ti L. Prud’homme, 1842, p. 12 ; Kantikou eskopti Kemper ha Leon, Kemperle, Moulet e ty Th. Clairet, 1865, p. 10-11.
(19) Jacques Calvez (1800-1859), An ene fervant, E Brest, E ty J.-B. Lefournier, 1838, p. 22. Ar mystériou, Brest, J.-B. Lefournier, 1843, p. 389-393.
(20) Levr a gelennadurez kristen evit eskopti Kemper ha Leon [Livre d’instruction chrétienne…], Kemper, A. de Kerangal, 1884 (p. 183), et 1904, imprimatur de Mgr Nouvel de la Flèche, évêque de Quimper, du 11 mars 1879.
(21) Kantikou brezounek eskopti Kemper ha Leon, Kemper, A. de Kerangal, 1888.
(22) Ar Bibl Santel du pasteur Guillaume Le Coat, 1897.
(23) Testamant nevez : hon aotrou hag or zalver Jesus-Christ [par les pasteurs baptistes gallois John Jenkins et Alfred-Llenwelyn Jenkins], Paris / Londres, Société Biblique britannique et étrangère / Gilbert and Rivington, 1886.
(24) René Benoist (1521-1608), théologien, et curé de la paroisse Saint-Eustache à Paris de 1569 à 1608.
(25) Littéralement : “Comme nous pardonnons à ceux qui lesquels nous ont offensés” (pere signifie lesquels en breton).
(*) Archives diocésaines de Quimper, 4 N1, « Brezoneg. Komision etre-eskoptiel », 26 février 1965.
(**) Kantikou Brezonek Eskopti Kemper ha Leon [2e édition avec chants notés], Kemper, Guivarc’h / Le Goaziou, 1946, p. 17.