Après avoir nourri les gens sur la montagne, Jésus, craignant qu’ils se saisissent de lui pour qu’il soit leur roi, s’était retiré pour un temps de solitude. Mais ils sont allés à sa recherche et l’ont retrouvé à Capharnaüm, sur l’autre rive du lac de Galilée. Suivent dans le récit de Jean ce dimanche, de longs propos adressés par Jésus à la foule, aux juifs présents ainsi qu’à ses disciples. On les qualifie de discours sur le « pain de vie ». On qualifie ainsi un dialogue révélateur de grands malentendus entre tous et lui. Ses interlocuteurs ne se situent pas dans la même perspective que la sienne et ne donnent pas le même sens que lui au vocabulaire qu’il emploie. Ils ne comprennent ainsi les mots « pain » et « vie » que dans un sens matériel et physique, alors que Jésus leur donne un sens spirituel, comme déjà bien d’autres avant lui. Nourriture de base dans la Bible le mot « pain » désigne de manière symbolique bien des réalités : il nourrit le corps de l’homme mais aussi fortifie son cœur (Ps 103,15) et rend savoureux son mystère (Pr 19,2). On associe le pain à la bonté, à la vie, à la prudence (Si 15,3). Mais on en parle aussi de manière plus négative : il est associé aux larmes et à la douleur (Ps 13 et 127)), à la cendre (ps 101), à la méchanceté (Pr 4, 17), à la fraude (Pr 20,17), à l’oisiveté (Pr 31,27). Dieu reproche même aux impies de manger son peuple (Ps 41). Quant à la vie, elle est corporelle mais aussi spirituelle, divine, éternelle.
La structure du chapitre de saint Jean rappelle le culte de la synagogue, au jour du shabbat, on lit un passage de la Loi puis un passage des prophètes. Jésus en cite des versets aussi dans ses propos. Le discours que rapporte Jean n’est pas sans rappeler aussi le repas de la fête pascale, présidé par le père de famille. Au cours du repas est prévu un long dialogue entre lui et ses enfants. Ils peuvent poser toutes leurs questions au sujet du sens des gestes, des choses, des paroles, et l’on indique même au père comment s’y prendre avec ses enfants face à la diversité des réactions de chacun : l’enfant sage, l’enfant naïf, l’enfant indifférent, l’enfant incrédule. Dans la foule qu’il vient de nourrir et qui entend ses propos, dans ceux qui sont présents, les réactions ressemblent à celles des enfants. Il en fut de même pour Moïse face au peuple d’Israël dans le désert. C’est ce qu’évoque le récit de l’Exode.
Dans le désert, toute la communauté
des fils d’Israël récriminait contre Moïse et Aaron. Les fils d’Israël leur dirent :
« Ah ! Il aurait mieux valu mourir de la main du Seigneur,
au pays d’Égypte, quand nous étions assis près des marmites de viande,
quand nous mangions du pain à satiété !
Vous nous avez fait sortir dans ce désert
pour faire mourir de faim tout ce peuple assemblé ! » Le Seigneur dit à Moïse :
« Voici que, du ciel, je vais faire pleuvoir du pain pour vous.
[…] Le lendemain matin, il y avait une couche de rosée autour du camp.
Lorsque la couche de rosée s’évapora,
il y avait, à la surface du désert, une fine croûte,
quelque chose de fin comme du givre, sur le sol.
Quand ils virent cela, les fils d’Israël se dirent l’un à l’autre :
« Mann hou ? » (ce qui veut dire : Qu’est-ce que c’est ?),
car ils ne savaient pas ce que c’était. Moïse leur dit :
« C’est le pain que le Seigneur vous donne à manger. » (Ex 16, 2-4.12-15)
Aujourd’hui Jésus répond aux questions naïves de la foule. Celle-ci est conquise par sa personne. Il y a de quoi. Il vient de la rassasier et de faire pour tous « pleuvoir le pain ». Mais comprend-elle bien ce qu’il vient de se passer ? Qu’attend-elle du Messie à venir ? Qu’il exerce une fonction politique et permettent à tous de manger à leur faim. La faim de nourriture est l’expérience d’un besoin primaire. Jésus ne s’en tient pas à cette logique. C’est une autre nourriture qu’il vient offrir aux hommes. Reprenons le récit de saint Jean et ce que dit Jésus à la foule.
« Amen, amen, je vous le dis :
vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes,
mais parce que vous avez mangé de ces pains et que vous avez été rassasiés.
Travaillez non pas pour la nourriture qui se perd,
mais pour la nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle,
celle que vous donnera le Fils de l’homme,
lui que Dieu, le Père, a marqué de son sceau. »
Ils lui dirent alors : « Que devons-nous faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? »
Jésus leur répondit :
« L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé. »
Ils lui dirent alors : « Quel signe vas-tu accomplir
pour que nous puissions le voir, et te croire ? Quelle œuvre vas-tu faire ?
Au désert, nos pères ont mangé la manne ; comme dit l’Écriture :
li leur a donné à manger le pain venu du ciel. »
Jésus leur répondit : « Amen, amen, je vous le dis :
ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain venu du ciel ;
c’est mon Père qui vous donne le vrai pain venu du ciel.
Car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde. »
Ils lui dirent alors : « Seigneur, donne-nous toujours de ce pain-là. »
Jésus leur répondit : « Moi, je suis le pain de la vie.
Celui qui vient à moi n’aura jamais faim ;
celui qui croit en moi n’aura jamais soif. (Jn 6, 24-35)
Dans ces deux récits, on parle de nourriture et particulièrement de pain, pour mettre en relief des réalités différentes. Tout d’abord en Égypte, le peuple d’Israël mangeait du pain et de la viande à satiété. Il était un peuple d’esclaves soumis aux ordres de leurs maîtres qui les nourrissaient bien. Ils les voulaient forts et productifs pour les travaux les plus difficiles. Ils ne connaissaient pas le repos contrairement à ceux qui pouvaient en bénéficier à leur aise pendant qu’eux trimaient sans relâche. Ce pain n’était pour eux qu’un pain d’esclavage, réduit à n’être qu’objet de consommation et fruit d’un travail forcé pour qu’ils soient productifs. Être esclave, est-ce une vie ? Mais Dieu n’a-t-il pas promis à son peuple une terre de liberté ? A la dureté du travail en Égypte succède celle du manque, celle de la soif et de la faim, du doute. Un doute qui conduit le peuple à regretter la satiété du ventre, même si c’était au prix de la dépendance et de la soumission servile aux ordres de maîtres possessifs et cruels. On peut s’habituer à tout, y compris à la dépendance qui dispense de vivre debout et libre. Rien de tel que des ventres pleins et une culture de la consommation pour asservir un peuple. Mais la conquête de la liberté vraie est une rude expérience pascale de traversée de déserts comme il est écrit dans le Deutéronome (8, 2-3). « Souviens-toi de la longue marche que tu as faite pendant quarante années dans le désert ; le Seigneur ton Dieu t’a fait passer par la pauvreté, il t’a fait sentir la faim, et il t’a donné à manger la manne – cette nourriture que ni toi ni tes pères n’aviez connue – pour que tu saches que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui vient de la bouche du Seigneur. »
La nourriture que Dieu offre à son peuple affamé et rebelle, n’est plus le fruit d’un travail d’esclaves en une terre étrangère, donné par des maîtres despotiques. C’est une manne, un pain comme le donnent un père et une mère à leurs enfants, un pain qui vient du ciel comme une pluie généreuse et gratuite, associé à un pain plus merveilleux encore, celui de la Loi venue du ciel. Elle est un pain de liberté et de paix dans le cadre d’une nouvelle manière de vivre ensemble. Il apaise la faim non plus dans des rapports maître-esclave, mais dans une relation d’Alliance d’un peuple avec son libérateur, pour vivre dans la paix, la justice et le partage fraternel. Un pain inouï dont Israël ne soupçonnait ni ne connaissait l’existence. « Qu’est-ce cela? », s’écrient-ils. « C’est le pain que le Seigneur vous donne à manger », leur répond Moïse. Ce pain nouveau est le fruit de la terre et de votre travail, mais aussi le fruit d’une grâce du Dieu qui vous libère et vous invite à vivre en Alliance avec lui. Nous avons encore tant de manne aujourd’hui !
Vient encore une nourriture nouvelle. Celle dont parle Jésus dans l’Évangile. D’abord, le pain dont il vient de les nourrir sur la montagne. Mais ils ont mal interprété son signe, et veulent le faire roi, se soumettre à lui comme un Messie dont ils pourraient encore devenir esclaves et dépendants. Jésus les invite à un changement radical de perspective. Il ne mange pas de ce pain-là ! Il ne vient pas à eux comme un maître ou un roi qui rassasierait ses sujets à satiété. Il vient à eux comme un pain, comme un fruit de la terre, homme parmi ses frères, travaillant comme eux et avec eux. Il se présente comme le pain de Dieu son Père qui-descend du ciel et donne la vie au monde. Sa personne est un pain qui n’entretient pas seulement la vie mortelle du corps et le rassasie pour un temps. Un pain qui donne la vie éternelle et divine. Celui qui vient au Christ, qui croit en lui, qui communie à son corps et à son sang n’aura plus jamais faim ; celui qui croit en lui n’aura plus jamais soif.
En conclusion, relisons en les reformulant les recommandations que Paul adresse aux Éphésiens, tellement d’actualité !
Frères, je vous le dis, j’en témoigne dans le Seigneur :
vous ne devez plus vous conduire comme les païens
qui se laissent guider par le néant de leur pensée.
Mais vous, ce n’est pas ainsi que l’on vous a appris à connaître le Christ
si du moins l’annonce et l’enseignement que vous avez reçus à son sujet
s’accordent à la vérité qui est en Jésus.
Il s’agit de vous défaire de votre conduite d’autrefois,
c’est-à-dire de l’homme ancien
corrompu par les convoitises qui l’entraînent dans l’erreur.
Laissez-vous renouveler par la transformation spirituelle de votre pensée.
Revêtez-vous de l’homme nouveau, créé, selon Dieu,
dans la justice et la sainteté conformes à la vérité.
Débarrassez-vous donc du mensonge, et dites la vérité, chacun à son prochain,
parce que nous sommes membres les uns des autres. (Eph 4 17, 20-24)
Evangile selon saint Jean – Jn 6, 24-35