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21e dimanche ordinaire – 22 août 2021

Ce dimanche nous lisons les derniers versets du long chapitre VI de l’Évangile selon saint Jean. Jésus a multiplié les pains pour la foule sur la montagne, mais s’est enfui de peur qu’on le fasse roi. Puis il a parlé à cette même foule dans une ambiance de malentendus et d’incompréhensions. Quand il s’est présenté comme l’envoyé de Dieu descendu du ciel il a scandalisé ses interlocuteurs juifs qui ont murmuré contre lui, le prenant pour un imposteur : n’était-il pas un simple charpentier de Nazareth ? Ensuite ils se sont disputés entre eux à propos du sens de ses paroles concernant le don de sa chair à manger. Comme nous fêtions l’Assomption dimanche dernier nous n’avons pas entendu ce que Jésus avait proclamé, et qui avait choqué ses auditeurs. Avant de présenter et de commenter les textes du 21e dimanche, nous pouvons rappeler dans quel contexte les paroles de Jésus ont fait choc. Relisons un passage de l’Évangile du 20e dimanche suivi d’un éclairage au sujet des conceptions sémitiques de la « chair » et du « sang ». Jésus avait dit :

Moi, je suis le pain qui est descendu du ciel :
si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement.
Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde. »
Les juifs récriminaient entre eux :
« Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? »
Jésus leur dit alors : « Amen, amen, je vous le dis :
si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme,
et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vous

Comment comprendre ces paroles ? Comme un encouragement au cannibalisme ? Quel sens donner au mot « chair » ? Ceux qui l’écoutent « se querellent entre eux », dit le texte. Sans doute ne comprennent-ils pas de la même manière le sens de ses paroles, mais n’est-ce pas encore le cas aujourd’hui ? A l’époque de Jésus en effet, il y avait un brassage culturel en Palestine. On trouve dans l’Évangile de Jean à la fois chez certains juifs les indices de la pensée sémitique (biblique) et des influences de la pensée hellénistique (grecque). Dans celle-ci, la conception de l’être humain est dualiste : Il est composé d’une part d’une âme immortelle qui préexiste à son corps et lui survit, et d’autre part d’un corps de chair périssable, soumis aux passions et aux vices. L’idéal consiste à se détacher des passions, à mépriser le corps charnel pour accéder à la maîtrise sur lui ainsi que la contemplation philosophique afin de partager le bonheur immatériel des dieux. Comprendre ainsi le sens du mot « chair » ne peut que scandaliser et trouver méprisante l’incarnation et ridicule la résurrection.

Autre est la conception sémitique. La personne humaine est pétrie de chair et de sang animée par le souffle de l’esprit. Pas de séparation donc entre l’âme et le corps charnel. « Le mot « chair » qualifie la condition terrestre et fragile de l’être humain, par opposition à l’esprit qui indique son origine divine ou céleste : hormis Dieu, tout est chair. Le sang symbolise le flux vital qui nourrit et anime le corps. ‘Chair et sang’ désignent l’homme en sa fragilité terrestre. « Frêle, il dure peu » (Sg 9). ‘Manger la chair et boire le sang de Jésus, c’est le manger, c’est s’unir profondément à lui par l’Esprit qui vivifie. » (X. Léon-Dufour)

C’est dans cette logique que l’on peut interpréter les propos de Jésus. Il donne d’ailleurs lui-même à la fin du chapitre VI une clé pour les comprendre : « Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie ».

Lorsque Jean écrit au début de son Évangile « le Verbe s’est fait chair » il affirme que Dieu s’est fait homme, personne charnelle, en son fils qui a partagé notre humanité de chair et de sang. C’est le fondement de la foi chrétienne. En la personne humaine, chair et parole, corps et esprit sont indissociables. Mais l’on pourrait aussi inverser la phrase de Jean : en chacun et chacune de nous la chair se fait verbe, esprit, dynamisme de parole, d’amour et de don. La personne de Jésus n’a pas été une apparence d’homme. « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie… nous vous l’annonçons », écrira plus tard encore saint Jean (1Jn 1, 1-2). Le corps de Jésus, sa vie et sa mort n’ont pas été des apparences ou des simulacres. C’est ce réalisme que Jean veut sans doute mettre en relief face à des courants de pensée qui nient l’humanité du Christ dans des communautés chrétiennes baignant dans la culture grecque.

Reprenons maintenant les lectures de ce 21e dimanche et d’abord celle de l’Évangile.

Jésus avait donné un enseignement dans la synagogue de Capharnaüm :
Beaucoup de ses disciples, qui avaient entendu, déclarèrent :
« Cette parole est rude ! Qui peut l’entendre ? »
Jésus savait en lui-même que ses disciples récriminaient à son sujet.
Il leur dit : « Cela vous scandalise ?
Et quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant !…
C’est l’esprit qui fait vivre, la chair n’est capable de rien.
Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie.
Mais il y en a parmi vous qui ne croient pas. »
Jésus savait en effet depuis le commencement
quels étaient ceux qui ne croyaient pas, et qui était celui qui le livrerait.
Il ajouta : « Voilà pourquoi je vous ai dit
que personne ne peut venir à moi si cela ne lui est pas donné par le Père. »
À partir de ce moment, beaucoup de ses disciples
s’en retournèrent et cessèrent de l’accompagner.

De quels disciples s’agit-il dans le récit de saint Jean ? Sans doute des Douze et de ceux qui accompagnaient Jésus, avant son procès et sa mort sur la Croix. Il est possible aussi que saint Jean s’adresse dans ce chapitre à des disciples qui sont membres de communautés chrétiennes de la fin du premier siècle, date probable de la dernière rédaction de son Évangile. Nombreux sont peut-être ceux qui quittent l’Église, trouvant intolérable cet aspect de la foi chrétienne. Ils ne supportent pas le réalisme de l’incarnation ainsi que le scandale de la Croix, et trouvent trop rude de croire que dans l’Eucharistie c’est vraiment la chair et le sang du Christ qui sont donnés en nourriture.

Nous reconnaissons là des difficultés persistantes depuis que l’Église existe. Certaines personnes ont abandonné la foi chrétienne pour d’autres croyances religieuses qui leur paraissent plus raisonnables, plus douces, et moins dérangeantes. Ils ont peut-être été choqués par les propos de théologiens et prédicateurs qui ont présenté les paroles de Jésus de manière matérialiste. À partir du moyen-âge, tout s’est focalisé sur le « comment » du miracle eucharistique concernant la transformation / transsubstantiation du pain et du vin en corps et sang du Christ par le pouvoir sacré du prêtre. On n’a guère tenu compte de la clé de compréhension que le Christ donne lui-même de son enseignement, quand il dit que « ses paroles sont esprit et elles sont vie ». Saint Augustin ajoutera : « Que signifie esprit et vie ? Qu’il faut les comprendre en un sens spirituel. Les entends-tu en un sens matériel ? Elles sont encore esprit et vie, mais plus pour toi. » On a perdu quelque peu de vue dans l’Église romaine la place et l’œuvre de l’Esprit Saint dans le mystère eucharistique.

Le passage de la lettre de Paul aux Éphésiens proposé ce dimanche nous invite à un détour éclairant. Ce sont des conseils qui concernent tous les disciples du Christ.

Par respect pour le Christ, soyez soumis les uns aux autres ;
les femmes, à leur mari, comme au Seigneur Jésus ;
car, pour la femme, le mari est la tête, tout comme, pour l’Église,
le Christ est la tête, lui qui est le Sauveur de son corps.
Eh bien ! puisque l’Église se soumet au Christ,
qu’il en soit toujours de même pour les femmes à l’égard de leur mari.
Vous, les hommes, aimez votre femme à l’exemple du Christ :
il a aimé l’Église, il s’est livré lui-même pour elle,
afin de la rendre sainte en la purifiant par le bain de l’eau baptismale,
accompagné d’une parole ;
il voulait se la présenter à lui-même, cette Église,
resplendissante, sans tache, ni ride, ni rien de tel ; il la voulait sainte et immaculée.
C’est de la même façon que les maris doivent aimer leur femme :
comme leur propre corps. Celui qui aime sa femme s’aime soi-même.
Jamais personne n’a méprisé son propre corps :
au contraire, on le nourrit, on en prend soin.
C’est ce que fait le Christ pour l’Église,
parce que nous sommes les membres de son corps.
Comme dit l’Écriture : À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère,
il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un.
Ce mystère est grand : je le dis en référence au Christ et à l’Église.

Ce texte a donné lieu à des rejets bien souvent, à cause du décalage culturel entre le langage utilisé par saint Paul et le nôtre aujourd’hui. Le rapport homme-femme dans le mariage a bien changé et ne cesse d’évoluer. Ce n’est pas d’abord de la vie conjugale que Paul veut parler mais de l’amour du Christ pour l’Église. Il évoque l’amour conjugal comme une image de la relation amoureuse entre le Christ et son Église. Celle-ci doit servir de critère premier à ce qu’est l’amour des disciples les uns pour les autres. Soyez soumis les uns aux autres, dit-il à l’adresse de tous avant de recommander aux femmes d’être soumises à leurs maris. Église, sois soumise au Christ qui t’a aimée comme un époux, qui t’a sauvée jusqu’à se livrer pour toi et te faire don de son corps et de son sang. Le verbe « soumettre » a été et est encore compris uniquement comme synonyme d’obéir de manière servile, ou encore d’une obéissance d’un inférieur à un supérieur. La bonne traduction du verbe grec dans le texte original n’est pas à comprendre seulement dans ce sens. Il signifie aussi : Soyez tous des soutiens les uns pour les autres, des serviteurs, des socles et des étais. Portez avec eux leurs fardeaux et partagez leurs joies. « Portez les fardeaux les uns des autres : ainsi vous accomplirez la loi du Christ ». (Ga 6, 2). Prenez comme lui la position basse du serviteur, épaulez-vous. Dans sa lettre, Paul emploie encore d’autres verbes qui vont dans le même sens et vont plus loin encore : aimer, prendre soin, nourrir, s’attacher à, s’unir à, et même « sanctifier » !

Cette qualité de relation dont parle Paul prend sa source et son modèle dans ce que le Christ a manifesté jusqu’au don total de sa chair et de son sang pour ses frères et sœurs en humanité. Il a guéri les corps avec tous leurs sens. Il s’est abaissé jusqu’à laver les pieds de ses disciples et leur a dit : Quel est en effet le plus grand : celui qui est à table, ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? (Lc 22, 27) Eh bien moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert. Dans tout le chapitre V de son épître, Paul passe en revue les relations humaines en général exprimée souvent dans le Nouveau Testament par l’expression « les uns les autres » dans le sens d’un service mutuel. Il évoque le rapport hommes-femmes, le rapport parents-enfants (6, 1-4), le rapport employeurs-employés(esclaves) (6, 5-7). Nous pouvons être choqués quand il demande aux femmes d’être soumises à leur mari. Mais au temps de Paul, il était bien plus choquant de l’entendre s’adresser aux hommes comme il le fait, en ce qui concerne leur relation à leurs épouses. Les maris étaient enclins à se comporter à son époque dans le monde grec – et aujourd’hui encore en bien des cultures – de manière plus esclavagiste qu’égalitaire et attentionnée. Son insistance sur l’aspect corporel de l’amour du Christ et de l’amour humain pouvait paraître tout aussi choquante. Plus choquant était encore pour les disciples de Jésus de reconnaître en lui comme l’a écrit Paul aux Philippiens un homme « qui ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, prenant la condition de serviteur et devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. » (Ph 2)

Après les malentendus, les récriminations, les incompréhensions, les querelles, Jean achève son récit en rapportant le merveilleux acte de foi de Simon-Pierre. Un acte de foi de l’Église qui a traversé les siècles et que les chrétiens peuvent prendre à leur compte aujourd’hui.

Alors Jésus dit aux Douze : « Voulez-vous partir, vous aussi ? »
Simon-Pierre lui répondit : « Seigneur, à qui irions-nous ?
Tu as les paroles de la vie éternelle.
Quant à nous, nous croyons, et nous savons que tu es le Saint de Dieu. »

Jésus s’était retiré pour être seul, au début du récit de Jean, le voilà en situation de se retrouver seul à nouveau, incompris de tous cette fois. Cependant Pierre et les Douze lui gardent leur confiance et restent avec lui. Il y a un lien profond entre cette profession de foi de Pierre et celle des anciens d’Israël renouvelant la leur au pays des Amorites, dans lequel ils sont venus habiter après leur traversée du désert. A l’appel de Josué leur demandant quel Dieu ils veulent choisir, ils répondent de façon claire qu’ils choisissent et veulent servir le Dieu qui libère et non les divinités qui oppriment et asservissent.

« Plutôt mourir que d’abandonner le Seigneur pour servir d’autres dieux !
C’est le Seigneur notre Dieu qui nous a fait monter,
nous et nos pères, du pays d’Égypte, cette maison d’esclavage ;
c’est lui qui, sous nos yeux, a accompli tous ces signes
et nous a protégés tout le long du chemin que nous avons parcouru,
chez tous les peuples au milieu desquels nous sommes passés.
Nous aussi, nous voulons servir le Seigneur, car c’est lui notre Dieu. »

Evvangile selon saint Jean – Jn 6, 60-69