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Premier dimanche du Carême – 6 mars 2022

« Si tu es fils de Dieu », c’est la formule que le diable sournois emploie quand il tente Jésus retiré au désert pour se préparer à sa mission. Par ton baptême, quel sens donner à ta vie ? Telle est la question que chacun peut se poser à lui-même en ce temps de Carême. Il nous offre à travers les deux Testaments un survol de l’histoire du salut et nous permet de faire le point sur notre combat contre le mal.

La vocation des premiers humains était de ressembler au Dieu de toute grâce, d’être ses enfants, de vivre heureux en pratiquant le partage et la justice, de cultiver la liberté et d’accepter les limites de leur condition. Mais ils s’étaient laissés séduire par le serpent qui les tentait de soupçonner la bonté de Dieu. Satan est passé maître en fait de complotisme ! Plus tard Dieu fera alliance avec le peuple d’Israël – appelé par lui « mon fils » dans le psaume 2 –, qui recevra la même vocation que celle d’Ève et d’Adam. Il lui fera don de la Loi comme une charte du bonheur. Mais Israël, qu’il fera sortir de l’esclavage en Égypte, connaîtra durant sa traversée du désert bien des tentations : révoltes, doutes, nostalgie de la terre d’esclavage et de sa nourriture, idolâtrie. Malgré tout, Dieu le fera entrer en terre de liberté : il lui fera don d’un pays comme il avait confié toute la terre à Adam et Ève. Israël devra se souvenir que c’est lui, Dieu, qui a toujours agi en sa faveur par pure bonté. Pour en faire mémoire, un rite d’action de grâce lui sera prescrit, rapporté dans le texte du Deutéronome, ce dimanche.

Moïse disait au peuple d’Israël :
Lorsque tu présenteras les prémices de tes récoltes,
Le prêtre recevra de tes mains la corbeille
et la déposera devant l’autel du Seigneur ton Dieu.
Tu prononceras ces paroles devant le Seigneur ton Dieu :
« Mon père était un Araméen nomade, qui descendit en Égypte :
il y vécut en immigré avec son petit clan.
C’est là qu’il est devenu une grande nation, puissante et nombreuse.
Les Égyptiens nous ont maltraités, et réduits à la pauvreté ;
ils nous ont imposé un dur esclavage.
Nous avons crié vers le Seigneur, le Dieu de nos pères.
Il a entendu notre voix,
il a vu que nous étions dans la misère, la peine et l’oppression.
Le Seigneur nous a fait sortir d’Égypte à main forte et à bras étendu,
par des actions terrifiantes, des signes et des prodiges.
Il nous a conduits dans ce lieu et nous a donné ce pays,
un pays ruisselant de lait et de miel.
Et maintenant voici que j’apporte les prémices des fruits du sol
que tu m’as donné, Seigneur. »
Ensuite tu les déposeras devant le Seigneur ton Dieu
et tu te prosterneras devant lui.
Dt 26, 4-10

Par un geste d’offrande annuelle des premiers fruits du sol qu’il a travaillé, Israël reconnaît Dieu comme source de tout bien et, au lieu d’éprouver à son égard jalousie et peur, il est invité à lui exprimer sa gratitude. Belle introduction dans le Carême. Manifester dans notre vie humaine et spirituelle que tout ce que nous sommes, tout ce que nous possédons est de l’ordre du don, de la grâce à rendre et à vivre. Nous poser aussi une question importante. Quel est notre respect du sol de notre planète, comment nous le travaillons et comment nous rendons grâce pour les fruits qu’il nous donne ?

Ce rite d’offrande annonce la présentation du pain et du vin par l’Église dans l’Eucharistie chrétienne. Il ajoute une profession de foi en Dieu qui a sauvé son peuple de la misère d’Égypte et qui lui a donné la terre promise. Il annonce aussi ce que sera l’action de grâce du Christ, prototype de l’humanité nouvelle. Jésus acceptera d’affronter comme tout être humain les tentations de tous les esprits mauvais, et leur résistera pour servir ses frères jusqu’au don de sa vie. Nous retrouvons dans le récit de Luc les mêmes éléments que dans celui de Matthieu. Seul l’ordre des tentations est différent. Les lieux où le démon tente Jésus sont importants et chargés de symboles.

Le premier lieu est le désert où séjourne Jésus durant quarante jours, symbole des quarante années de la traversée d’Israël sorti d’Égypte. Il résistera aux tentations de tous les esprits mauvais et, pour servir ses frères, ira jusqu’au don de sa vie. Nous retrouvons dans le récit de Luc les mêmes éléments que dans celui de Matthieu. Seul l’ordre des tentations est différent. Les lieux où le démon tente Jésus sont importants et chargés de symboles. D’abord le désert, lieu de la faim et de la soif, de l’immense solitude, dans un décor de sable et de pierre.

Après son baptême, Jésus, rempli d’Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ;
dans l’Esprit, il fut conduit à travers le désert
où, pendant quarante jours, il fut tenté par le diable.
Il ne mangea rien durant ces jours-là,
et, quand ce temps fut écoulé, il eut faim.
Le diable lui dit alors :
« Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. »
Jésus répondit : « Il est écrit :
L’homme ne vit pas seulement de pain. »

Jésus assume l’expérience du manque et de la faim. Expérience que vivent tant de gens aujourd’hui sur notre planète. Dramatique et scandaleuse face aux saturations et aux gaspillages que dictent les impératifs de la consommation en certains pays. Expérience du manque d’humanité dans nos sociétés. Expérience de l’individualisme, du manque de partage et d’entraide. Expérience de solitude dans un contexte d’envahissement du temps par les écrans, la précipitation, la surcharge de travail. Saint Paul insiste sur la Parole dans sa lettre aux Romains.

Tout près de toi est la Parole, elle est dans ta bouche et dans ton cœur.
Cette Parole, c’est le message de la foi que nous proclamons.
En effet, si de ta bouche, tu affirmes que Jésus est Seigneur,
si, dans ton cœur, tu crois que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts,
alors tu seras sauvé.
Car c’est avec le cœur que l’on croit pour devenir juste,
c’est avec la bouche que l’on affirme sa foi pour parvenir au salut.
En effet, l’Écriture dit : Quiconque met en lui sa foi ne connaîtra pas la honte.
Ainsi, entre les Juifs et les païens, il n’y a pas de différence :
tous ont le même Seigneur, généreux envers tous ceux qui l’invoquent.
En effet, quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé.
Rm 10, 8-13

Écouter la Parole, la partager pour retrouver son âme, pour retrouver le goût d’exister gratuitement, le goût des autres, le goût de la bénédiction et de la louange. Écouter la parole des autres aussi. Sortir de l’indifférence pour rejoindre la solitude, la misère et la peine des autres, leur donner la parole, et la partager avec eux qui ont tant faim de parole. Les chantiers de Carême ne manquent pas. Le deuxième lieu de tentation est le plus haut sommet de la terre.

Alors le diable l’emmena plus haut
et lui montra en un instant tous les royaumes de la terre.
Il lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir et la gloire de ces royaumes,
car cela m’a été remis et je le donne à qui je veux.
Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela. »
Jésus lui répondit : « Il est écrit :
C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras,
à lui seul tu rendras un culte. »

C’est la tentation d’exercer une domination et un pouvoir absolus sur le monde entier, une emprise totale sur les autres. Jésus sera revêtu d’un pouvoir messianique, royal. Comment choisira-t-il de l’exercer ? Il acceptera de n’être qu’un humain, fragile et pauvre, éphémère et dérisoire, lui le Fils Bien-aimé de Dieu. Il refusera de prendre la place de Dieu, “à qui seul appartiennent le règne la puissance et la gloire”, il refuse d’être adulé, adoré. Il se tiendra parmi ses frères à la place de celui qui sert… et non comme les rois des nations qui dominent sur elles, qui exercent un pouvoir oppressif et se font appeler bienfaiteurs…” (Lc 22,24-27). Cela est vrai pour chacun mais aussi pour tout groupe humain, qu’il soit religieux, national ou autre. L’humanité que Dieu veut est une humanité fraternelle qui cultive le respect.

Le troisième lieu de tentation est encore un sommet, mais cette fois religieux, symbolisé par Jérusalem et le sommet du Temple.

Puis le diable le conduisit à Jérusalem,
il le plaça au sommet du Temple et lui dit :
« Si tu es Fils de Dieu, d’ici jette-toi en bas ;
car il est écrit : Il donnera pour toi, à ses anges, l’ordre de te garder ;
et encore : Ils te porteront sur leurs mains,
de peur que ton pied ne heurte une pierre. »
Jésus lui fit cette réponse : « Il est dit :
Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. »
Ayant ainsi épuisé toutes les formes de tentations,
le diable s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé.
Luc 4, 1-13

C’est la tentation perverse qui menace les religions. Elles peuvent être tentées de considérer qu’elles servent le ou les vrais dieux, et de réaliser le bonheur de l’humanité parfois même par la contrainte. L’Évangile présente ici une tentation subtile et perverse qui les menace, celle de tenter Dieu. Elle peut revêtir diverses formes : prétention de tout connaître de Dieu et de détenir la vérité dernière sur toutes choses, imposition à tous de croire à une religion unique et les assassiner s’ils font le choix d’une autre, sacralisation de leurs ministres. Leurs adeptes peuvent en venir à proclamer qu’il leur donne raison contre leurs ennemis et adversaires. Proclamer au monde les armes à la main que le Dieu en qui ils croient est miséricordieux. « Jette-toi en bas » dit Satan ; « Descends de la croix », diront à Jésus ses assassins quand ils l’auront crucifié pour sauver leur religion, et nous croirons alors qu’il est avec toi.

Le démon s’est rendu compte que Jésus s’appuie sur les Écrits de la Loi pour justifier ses réponses. Par ruse, il s’appuie lui aussi sur une citation biblique pour le tenter. Dans le récit de Luc le verbe « tenter » était formulé au passif. Mais Jésus déjoue le piège. Jésus l’emploie maintenant à l’actif, citant une formule du décalogue (Ex 20, 7). Le fait d’être tenté ou de tenter relève de la condition humaine commune. Dans son épître, saint Jacques situe la tentation dans le désert intérieur où « Chacun est tenté par ses propres désirs qui l’entraînent et le séduisent » (Jc 1,14). Tenter Dieu, comme l’invite le démon est la pire des perversions. Jésus résistera de toutes ses forces à se montrer tentateur des hommes ses frères et plus encore tentateur de Dieu son Père. Il choisira de partager en tout domaine la condition humaine, en ne se glorifiant ni se servant jamais de sa condition divine. C’est pourquoi Dieu va se reconnaître en lui, le glorifier, le ressusciter et le présenter comme le prototype de l’humanité nouvelle, de l’humanité selon son cœur.

Evangile selon saint Luc – Lc 4, 1-13