« Nous étions douze »

Texte rédigé en 1946 par le Fr. Éloi Leclerc, originaire de Landerneau,
compagnon de Fr. Roger Le Ber.

Ceci se passe au mois d’août 1943. Nous sommes franciscains atteints par le Service du travail obligatoire. D’étudiants, nous devenons caleurs de wagons à la gare d’Achères [dans la banlieue parisienne]. Placer, à temps, les sabots de fer sur le rail, tandis que les lourds wagons-citernes déclivent, desserrer les freins et les choquelles pleines de graisse, ou nettoyer les voies faute d’autre travail, c’est tout cela que l’autorité allemande a rêvé pour nous ; mais elle entrevoit mieux encore : vers la mi-septembre, l’ordre nous est notifié de partir pour l’Allemagne.

Nous pouvons envisager de rester, en nous cachant. C’est une solution. Nos supérieurs nous laissent le choix, tout en nous faisant comprendre que la question ne se pose pas pour nous de la même façon que pour l’ensemble des jeunes. Un fait doit retenir notre attention : des milliers de jeunes ouvriers partent sans prêtres, laissés à eux-mêmes au point de vue religieux. Aussi, puisque l’autorité allemande leur refuse des aumôniers officiels, décidons-nous de partir, au titre de requis, afin de faire besogne clandestine d’aumôniers et de montrer aux ouvriers que nous savons, au besoin, partager leur vie de travail et d’exil.

Nous partons donc, le 14 septembre, mais effrontément, en religieux et en communauté. Cela, les Allemands ne l’avaient pas prévu. A la gare de l’Est et surtout à la frontière, cette colonie de moines les énerve visiblement : ils nous ôtent l’habit religieux et croient bon de nous faire convoyer par « un des leurs » jusqu’à Cologne, lieu de notre destination.

Sitôt débarqués, nous sommes conduits, tous les douze, dans un même camp de la Reichbahn, situé dans un faubourg de la ville : Kôln-Nippes. Nous voici à pied d’œuvre, au milieu de ces Français requis comme nous. Dès lors, un seul souci nous préoccupe : rester et former de plus en plus une communauté qui, par sa discipline, en impose aux Allemands, et qui, par sa cohésion même et son ouverture, porte a tous le témoignage d’une charité chrétienne franchement vécue. L’un de nous est prêtre; il sait l’allemand ; il est débrouillard : il s’impose comme chef. Soutenu par notre communauté, sollicité par tous, il fait face quotidiennement aux diverses difficultés qui mettent aux prises les Français et les autorités du camp. C’en est assez pour s’attirer la sympathie et la confiance des travailleurs. Notre communauté s’ouvre largement à tous ; et tous, plus ou moins, subissent son influence, étonnés et séduits par la constance de notre charité et de notre joie. Notre chambrée tend à devenir le rendez-vous de tous ceux qui ont besoin d’un service ou d’un peu d’affection. L’un de nous s’est fait infirmier, un autre cordonnier. Des soirées chantantes s’organisent, les chambrées les plus « dures »sont visitées. Bref, le contact s’établit sur toute la ligne et, grâce à Dieu, on respire plus chrétien dans les baraques. La fête de Noël en témoigne : c’est tout le camp réuni qui, cette nuit-là, entend la Bonne Nouvelle et assiste au Sacrifice de la Messe.

Mais notre action ne s’arrête pas à notre camp. Dès notre arrivée à Cologne, nous sommes entrés en relation avec une communauté de prêtres prisonniers de guerre au stalag VI G de Bonn ; ceux-ci viennent justement de se faire transformer pour organiser l’Action catholique dans le milieu requis de la région Cologne-Rhénanie : un d’eux se fixe à Aix-la-Chapelle, un autre à Siegburg, deux autres à Düren, deux enfin à Cologne ; c’est avec ces derniers que nous allons travailler. Leur consigne est claire : découvrir tous les camps de Français de la région; repérer dans chaque camp les éléments actifs capables de jouer le rôle de militants, réunir ces éléments pour une action concertée. Il n’y a pas une minute à perdre. Mais les difficultés sont grandes : le soir, après le travail, on est fatigué ; il y a des alertes ; les camps sont loin, et la Gestapo invisible rôde toute proche. Qu’à cela ne tienne ! Et bientôt, après les hésitations des débuts, avec le minimum d’organisation, l’Action catholique est sur pied. Chaque jeudi, les dirigeants se voient et discutent ensemble les problèmes moraux et religieux de la semaine et précisent l’orientation de leurs efforts. Chaque dirigeant, à son tour, fait une réunion de secteur groupant pour chaque camp une communauté de militants.

Parallèlement à ce travail, un service d’entraide s’organise : sous l’impulsion du frère Gérard Martin, les moindres hôpitaux de Cologne et des environs sont découverts ; les Français qui s’y trouvent sont signalés, visités régulièrement, pourvus de livres, de cigarettes et de friandises.

Toute cette activité, bien qu’étouffée, ne cesse de provoquer l’attention de la Gestapo. Nous sommes surveillés, soupçonnés, épiés. L’un de nos militants, que la Gestapo croit à son service, nous rapporte les propos secrets qui lui ont été tenus. Les menaces se précisent. Le père Dillard est arrêté à Solingen. Et nous disons en riant : « On finira bien parmi les rayés ! » Qu’importe ! Nous continuons. Notre inaction serait une trahison envers le Christ.

Jeudi 13 juillet 1944, 6 heures du matin : descente de la Gestapo, arrestation massive ; prêtres, religieux, militants sont transportés en camion à la prison cellulaire de Brauweiler, à 12 kilomètres de Cologne. Les jours suivants, les arrestations continuent. Nous sommes bientôt une soixantaine au secret. La série des interrogatoires commence et durera deux mois : la Gestapo ruse pour nous faire avouer toute notre activité religieuse et les relations qu’elle suppose, elle torture ensuite pour nous convaincre que cette activité a un but purement politique. Certains d’entre nous sont pendus, battus à s’évanouir ; et, dans le coma, ils déclarent avoir préparé l’arrivée des Anglo-Américains.

Au début de septembre, les armées anglaises menacent directement Aix-la-Chapelle : en hâte, toute la prison de Brauweiler est évacuée. Nous sommes dirigés sur la prison d’Iva à Cologne, puis de là, sur Buchenwald. L’un de nous toutefois échoue au camp de Flossenbourg, où il restera isolé jusqu’à la fin.

Désormais, nous sommes des bagnards, sans personnalité, des numéros parmi des milliers d’autres, rasés, brutalisés, affamés, mourants d’une façon collective et anonyme. Parqués sous des tentes puis engrangés dans des baraques sur des bas-flancs, nous attendons le transport en kommando.

Octobre vient. Trois militants meurent du typhus. Puis c’est novembre et la neige, avec le départ en habits rayés pour les travaux forcés. Nous sommes alors séparés ; un premier groupe est expédié à Langensalza dans une usine d’ailes d’avions ; un deuxième dans les mines d’Halberstadt ; enfin un dernier groupe demeure à Buchenwald. Au début de janvier, le père Jean Robert est rappelé d’Halberstadt pour être conduit à Dachau. Avec quel serrement de cœur doit-il laisser dans la mine ses trois frères épuisés par la faim et la fatigue physique !

L’état de ces derniers devient de plus en plus inquiétant. Leur amaigrissement est extrême ; leur moral, toutefois, ne faiblit pas. Ce débordement autour d’eux de souffrances et de misères n’est pas sans les plonger dans une angoisse extrême ; mais ils comprennent que, si Dieu permet que, dans ce milieu infernal, tout témoigne contre son ineffable Charité, c’est précisément parce qu’ils sont eux appelés à être ses témoins. Le frère Gérard Martin, à bout de forces, trouve encore le courage de remplacer au travail un camarade épuisé ou de lui donner une tranche de pain. Ses amis lui reprochent son imprudente charité. « Saint François à ma place n’agirait pas autrement », c’est toujours sa réponse. Noël approche et Gérard entoure ses camarades, les presse de recevoir le Christ. La nuit de Noël, il faut que sa joie se répande en quelques chants. Cependant ses forces l’abandonnent ; il se présente fin janvier à l’infirmerie ; on le refuse. Alors il revient au camp appuyé sur un ami. C’est la veille de la conversion de saint Paul. « Je voudrais, dit-il à son compagnon, souffrir davantage pour que beaucoup trouvent le Christ sur le chemin de Damas. » Tous deux glissent dans la neige ; Gérard ne se relève pas, il meurt tout doucement.

Le frère Xavier comprend lui aussi que Dieu pourrait lui demander le sacrifice de sa vie. Ame délicate et contemplative, il a déjà renoncé, au milieu de tous ces Russes où il se trouve isolé, à toute impatience, à tout style de vie. Exténué, il obtient en mi-février un mois de repos. Le jour de la reprise du travail, il s’évanouit sur le chantier ; on le rapporte à l’infirmerie, où il meurt la nuit suivante. Le frère Roger, lui, réussit à franchir l’hiver ; mais l’évacuation devant l’avance américaine le trouve sans force et malade. Il se traîne pendant quelques kilomètres, en queue de colonne, il n’en peut plus. Un S.S. l’abat.

Quant aux frères Louis, Marie-Bernard, Daniel, Jean-Pierre et Éloi, ils connaissent durant ces cinq mois d’hiver le travail à la chaîne dans l’usine de Langensalza : douze heures de jour, douze heures de nuit selon la semaine, sans grande nourriture. Cela jusqu’au jour de Pâques, le 1er avril, où, à l’approche des Américains, il nous faut prendre la route sous bonne escorte. Nous revoyons Buchenwald dans une atmosphère de débâcle ; plus de 40 000 hommes s’y entassent. Quelle joie d’y retrouver le frère Patrick ! Mais de nouveau il nous faut évacuer et, pendant vingt et un jours, enfermés dans un wagon de marchandises, nous errons, affamés et délirants, à travers l’Allemagne et la Bohême. Les uns après les autres, nos compagnons de voyage meurent. Nous nous tournons alors vers Notre-Dame, la suppliant de nous sauver. Nous sommes le 26 avril : le frère Louis, épuisé par la dysenterie, va mourir. Nous lui chantons le cantique du soleil : « Loué sois-toi, mon Seigneur, pour notre sœur la mort corporelle…»Et c’est dans ce rayon de joie qu’il expire entre nos bras. Notre prière se fait plus pressante et plus confiante, et le 28 nous échouons à Dachau pour y être délivrés et y retrouver le père Jean-Robert.

Merci à Marie qui, durant ces jours amers, a été notre refuge, notre consolation et notre délivrance. « A la louange du Christ, Amen ! »